mercredi 7 août 2013

Philosophe

"Papa, c’est quoi ton métier ?". Si la vérité sort de la bouche des enfants, encore faut-il aussi pouvoir leur répondre : à la fois leur rendre des comptes sur ce que je fais avec autrui et leur partager ce que j’en fais pour moi.

J’ai rencontré deux philosophes en chair et en os : Jean-Marc Ferry, mon directeur de thèse, et Karl-Otto Apel, lors d’un séminaire scientifique à Arrábida, en juin 2001. Je me suis formé auprès d'autres, au travers de leurs écrits : Kant, Hegel, Fichte, Peirce & Habermas. Pour le reste, j’ai côtoyé des professeurs de philosophie, des chercheurs chevronnés, des sophistes médiatiques, des mandarins académiques et de nombreux fonctionnaires de la pensée. 

A côté de cette philosophie institutionnelle, l’espace public anarchique des revues, des blogs et des filets de tweets rend visible et accessible l’effervescence des praticiens et l’intelligence des amateurs. J’y participe depuis 1991, mû par ma responsabilité d’intellectuel critique et animé par ma croyance en l’usage public de la raison. Cette démarche est principiellement auto-référentielle : mes interventions comme publiciste portent sur la critique des déformations structurelles de la communication publique dans l’environnement médiatique et sur l’institutionnalisation démocratique des conditions normatives d’un espace public politique réflexif. C’est un projet inachevé qui stimule toujours ma pensée.
 

Une pratique rémunérée de la philosophie


Installé à mon propre compte depuis 2009, je pratique aujourd’hui la philosophie contre rémunération. En quoi consiste la "consultation philosophique" et jusqu'où décrit-elle mon activité professionnelle ?

Négativement, il s’agit de faire le deuil d’une ambition narcissique secrète et de s’accepter avec humilité : 

"La situation particulière de la consultation philosophique résulte sans doute du fait que le consultant philosophe n'a pas l'envergure d'un grand philosophe. Dans le meilleur des cas, le consultant éclaire les autres grâce aux philosophes et se nourrit lui-même des questions existentielles qui lui sont posées. Si le consultant philosophe avait une vision originale du monde à présenter et à explorer, il construirait sans doute une œuvre et ne passerait pas son temps à accompagner les autres" (Vlegeris, p. 323).
Les "nouvelles pratiques philosophiques" se disséminent, depuis 1981, à l’initiative de quelques figures pionnières. La "consultation philosophique" est née en Allemagne avec Gerd Achenbach, relayée en France depuis 1992 par Marc Sautet, créateur des "cafés philo", et Oscar Brénifier, aux USA en 1991 par Lou Marinoff et son association. Elles font aujourd'hui des émules, notamment en Suisse et en France.

Ces démarches partagent le même souci de rendre la philosophie efficace pour éclairer l’existence et orienter l’action de leurs bénéficiaires tout en veillant à se démarquer des coaches et psychothérapeutes par les références universalisantes aux œuvres de la tradition. Toutefois, le lexique utilisé pour décrire l’activité professionnelle trahit l’embarras du positionnement stratégique de la prestation. Si les télécommunications offrent du temps de parole et si les "consultants philosophes" proposent du temps d’écoute, so, what’s in it for me ?


Counseling


L’appellation terminologique d’abord : le "consultant" est-il celui qui offre ses services contre rémunération ou celui qui les sollicite moyennant paiement ? Si ce dernier consulte un professionnel qui propose des consultations, le bénéficiaire de celles-ci est-il "sujet", "patient" ou "client" ? Et comment qualifier les prestations fournies : "conseil" (analyse critique d’une situation), "formation" (transfert de compétences professionnalisantes), "recommandations" (préconisations d’action, stratégiques ou opérationnelles) ou "direction de conscience" (magistère moral, "mentoring" issu de l’expérience de vie) ?

Au Canada, la "profession du counseling" est un terme générique, inclusif de plus de 70 titres professionnels. Elle comporte deux volets cumulatifs : moral  (la "relation de counseling") et juridique (le "service de consultation"). La relation s’établit entre un "conseiller" et un "client" et son objet est délimité par le contexte institutionnel de son exercice, selon qu’il s’agisse d’une pratique privée en cabinet libéral ou d’une prestation en organisation. Et, dans ce dernier cas, le format du service, son commanditaire et son public-cible donneront lieu à des variétés d’intervention : café, salon, lunch ou apéro philosophique, atelier (consultation collective) pour adultes ou enfants, conférence, séminaire ou dialogue intra- ou inter-entreprises, supervision professionnelle ou accompagnement individuel de dirigeants, futurs dirigeants, hauts potentiels ou seniors en transition. 

 

Politiser le prendre soin


L’essentiel réside ailleurs : qu’est-ce qui amène le client – ce qui présuppose d’examiner s’il consulte de manière volontaire ou contrainte – et comment utilisera-t-il à son propre profit l’attention inconditionnelle que lui consacre son interlocuteur professionnel ? La philosophie cultive la prise de recul critique des acteurs sur leurs habitudes, routines et autres ornières du mode mental automatique. Comment appliquer cette réflexivité au counseling ? Ce que Peter Raabe résume ainsi : "If you want to become a counsellor, study counselling. But if you want to become a good counsellor study philosophy as well".

On touche ici au cœur de la relation d’aide décrite par les éthiques du Care comme le prendre soin des personnes dans leur vulnérabilité et leur interdépendance au monde afin de les réhabiliter dans leur dignité humaine. Certes, les thérapies brèves stratégiques construites sur la coopération avec le client, orientées vers les solutions internes qu’il méconnait et focalisées sur la constitution de ses "capabilités" ont depuis longtemps mis à jour le noyau dur du "prendre soin psychique", désamorçant tout paternalisme thérapeutique.
 

La consultation philosophique pourrait-elle, de son côté, démasquer les dérives maternalistes du Care ? Invoquer une prétendue "moralité des femmes" pour subrepticement renforcer "l'irresponsabilité des privilégiés" (Joan Tronto) : quand les puissants n'admettent pas leur dépendance à l'égard de ceux (et plus souvent celles) qui prennent soin d'eux et ajoutent la domination à l'alinéation. En se rappelant que l’"on a souvent besoin d'un plus petit que soi" (Le Lion et le Rat), l’enjeu politique est aussi d’éviter le piège de la commisération pour les victimes, de reconnaître les ressorts sociaux de leur souffrance et de forger avec elles les ressources critiques de leur transformation. Et si la liberté de panser du consultant philosophe rétribuait aussi sa liberté de pensée ?
 

Bref, philosophe c’est le masculin de sage-femme :
  • même méthode : la maïeutique, comme accouchement, advenir humain;
  • même activité : le Care, comme relation de prendre soin, articulant secours, soutien, solidarité et souci;
  • même ambition, peut-être désuète : la reconnaissance, comme renaissance par la connaissance.

mardi 6 août 2013

Incubation

Bientôt la rentrée et maintenant l'incubation de mon projet professionnel. Je l'ai provisoirement intitulé "Clinique de la reconnaissance : penser les pathologies de la communication sociale, panser les atteintes à l'intégrité personnelle". Mon propos est de remonter depuis les frontières poreuses du Moi aux sources de son individuation comme Soi. J'en identifie trois moments : réclamation, réparation & réalisation. 

Commençons ici par brosser le fil conducteur et les sources d'inspiration de ce chantier. Des textes à venir dérouleront ce programme de recherche et ma clinique l'étayera. Mon propos en sera moins abrupt : ce qui ressemble aujourd'hui à une proto-fiche Wikipédia, squelette égrénant des références abstraites, gagnera en chair. Méthodologiquement, je distingue une double hélice dans cette dialectique de l’Alter Ego : diachronique (comment le “Je” s’élabore socialement au travers du “Nous”) et synchronique (comme l’altérité irrigue et transforme l’identité).

Tout part de nos souffrances et fait signe vers l'aliénation, concept qui subsume les déformations systématiques de l'intégration du Moi (corporel, psychique et social) : mépris, oubli ou déni de l'expérience vécue de l'injustice, de la domination et de l'humiliation, précoces ou actuelles. Depuis le noeud des déficits de reconnaissance, deux aspirations s'élèvent : réclamer en creux les conditions institutionnelles de l'émancipation, sur le plan de l'action conflictuelle et au travers du médium de l'espace public politique, ou bien désigner en filigrane les leviers sémiotiques (au sens de Charles Sanders Peirce) de la motivation, sur le plan de l'abandon spirituel et dans le milieu de l'"inconscient collectif" (voire de l'horizon quantique, de la "réalité non ordinaire" ou de "l'autre monde"). 

 

Pour une théorie normative du trauma : "peaux d'âme"


En réponse et en appui à ma clinique thérapeutique, il s'agit d'élaborer une théorie intersubjective du trauma (comme ce qu'il me reste de m'être vécu annihilé), laquelle libère le potentiel critique du "Moi-Peau" (Didier Anzieu) face aux distorsions de la communication, interpersonnelle ou intergénérationnelle. Cela passe aussi par une reconstruction de certaines démarches psychiatriques et psychanalytiques postfreudiennes (Janet, Bowlby, Winnicott, Searles) au contact de sources issues de la philosophie morale et sociale (Mead, Honneth, Ricoeur, éthiques du Care). Ceci pour l'axe diachronique "Socialisation <-> Individuation" : comment le Moi peut-il se construire et se stabiliser en tant que première personne ("Je"), singulière, vulnérable et interdépendante, au travers de la médiation du "Nous" ?

Sur l'axe synchronique "Individuation <-> Symbolisation", il s'agit de prolonger la distinction introduite par Stanislav Grof au coeur de la "spiritual emergency", selon l'hypothèse - prônée notamment par Djohar Si Ahmed - d'un continuum entre l'"urgence spirituelle" (relevant, selon le diagnostic psychiatrique, de la décompensation psychotique) et l'"émergence spirituelle" (accueillie et reconnue comme expansion de la conscience). On s'ouvre alors graduellement à la psychologie transpersonnelle, transculturelle et humaniste (y compris les passerelles vers les pratiques chamaniques contemporaines), à la parapsychologie et aux "expériences exceptionnelles" (i.e. les phénomènes "psi" avérés comme télépathie, clairvoyance, pré- et rétrocognition, psychokinèse), enfin aux ressources prépolitiques, religieuses ou profanes, de l'identité personnelle. Les premières sources sont, d'un côté, Ferenczi, Abraham et Torok, Jung et, de l'autre côté, les documents et travaux réunis par l'Institut Métapsychique International ou les travaux des experts en parapsychologie clinique. Comment le Moi peut-il se réaliser comme Soi par son ouverture à l'altérité ? Dans le rapport du "Je" au "Tu" se joue la reconnaissance de soi dans l'autre.

 

Société postséculière & spiritualité


Le point de vue adopté est celui performatif du participant à cette expérience transsubjective : il permet de rendre compte de la signification qu'elle peut raisonnablement avoir pour sa propre biographie (sens qui doit pouvoir être reconstruit méthodiquement et communiqué intersubjectivement entre Alter et Ego). Nous sommes donc dans un autre rapport d'interaction que celui généré par l'attitude objectivante de l'observateur. Ce dernier, guidé par des intérêts de connaissance scientifique, s'attache à déterminer la validité objective de ce qui se produit en en reproduisant l'exactitude factuelle dans des conditions expérimentales contrôlées. 

Alors, à quel besoin de la raison obéit la présente ambition de théorie normative du trauma ? Aussi loin que je puisse voir, il s'agit pour moi d'organiser une identité professionnelle en toute transparence méthodologique et, ce faisant, de rester redevable de mes actes en partageant, avec mes clients et entre pairs, les conditions de ma pratique thérapeutique. En effet, mon objectif à terme est de proposer une consultation professionnelle aux personnes vivant des expériences exceptionnelles, dans la lignée du CIRCEE, en France, ou de l'IGPP, en Allemagne. C'est également ce qui m'amène à élargir mon utilisation des états de conscience modifiés (aujourd'hui l'hypnose) à la technique de l'EMDR, pavant la voie (avec l'IADC mise au point par Botkin) à la communication avec les défunts et la résolution de deuils pathologiques. 

Dans le contexte de nos "sociétés postséculières" (au sens d'Habermas : les sociétés occidentales caractérisées par un rapport ambivalent à la religion et dans lesquelles le processus de sécularisation est inachevable), il convient à chacun de se donner les moyens d'explorer, par les voies d'une raison décomplexée, les liens entre vie psychique et expériences sacrées, en contournant les écueils excommunicationnels de la réduction scientiste, de l'endoctrinement sectaire ou du consumérisme ésotérique ou folklorique.


Peaux d'âme : une matrice triadique

NB (19 août 2013) : panser le trauma, c'est, par la pratique philosophique, envelopper l'homme-signe dans ses peaux d'âme. L'organisation de ma pensée adosse une thérapeutique éclectique (philosophe) à une systématique parasychologique (sémiotique) et l'expose dans une propédeutique humaniste (âme).