lundi 13 avril 2015

Unicité


Qui n'a jamais été confronté à la présence de Dieu en soi et tenté par l'effort maladroit d'en rendre compte ? Sous mes yeux de philosophe, l'intuition intellectuelle livrât une figure géométrique : "Y". Sobre esquisse psycho-logique (ou : à quelle grammaire répond la psyché ?).

A l'époque, je méditais les textes de jeunesse de Hegel, scandés de formules comme "l'identité de l'identité et de la différence", "l'unité de l'unité et de l'opposition", "la relation de la relation et de non-relation". En complément, j'étais plongé dans les écrits de Charles Sanders Peirce sur le signe comme logique fondamentale du réel, la sémiotique comme grammaire universelle, quasi-transcendantale, de comment le sens se fait. En cet été 1997, "Y" se donne comme réponse au problème, soulevé dans le cadre de la théorie de la connaissance, de la fondation ultime et a priori de toute pensabilité du monde (en écho à la pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel). C'est-à-dire sans devoir présupposer un premier élément inconditionné et indémontrable par le discours ou rationnellement nécessaire à la pure possibilité du Logos et néanmoins extérieur à lui. Le réalisme du signe contre l'idéalité du concept et la contingence des faits. 

Du 3 au 1 : Y 

"Y" me fournit une structure autoporteuse dont chaque composante (branche ou fruit) est la médiation de toutes les autres et est en même temps médiatisée par elles. "Y" est une forme autosuffisante : à la différence des structures ternaires (comme le triangle) dont le coeur vide et inconnaissable est donné du surplomb, la triade "Y" est sa propre constitution "première" (figure 1.a). Dans les termes de Peirce, si deux liaisons dyadiques ne peuvent pas, en se combinant, produire une liaison triadique, cette dernière peut en revanche dégénérer en celles-ci. Si deux relations entre deux points, mises bout à bout, ne produiront jamais qu'une ligne plus longue, sur le même plan grammatical, à l'inverse une relation immédiate entre trois points peut se dégrader à un niveau logique subalterne (figure 1.b). Le troisième est premier.

Cette analyse logique s'étaye sur une image poétique fournie par Hegel dans la “Préface” de ses Principes de la philosophie du droit : "Reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d'elle, c'est là la vision rationnelle qui constitue la réconciliation avec la réalité". Si "Y" est la croix du présent, la réalisation du rationnel dans le réel en est la fleur stylisée de lotus (figure 1.c). Validation par le symbole vivant. 




Du 3 au 4 : la totalité 

"Y" fonde la trinité, la triade inclut le tiers exclu et parachève la tiercéité. A quel prix ? Carl Gustav Jung met en lumière l'ombre de la Sainte Trinité : quelle place pour le mal, la matière et la femme dans l'eschatologie chrétienne ? Jung reprend, à la suite de Hegel mais sur des bases empiriques et non idéalistes, phénoménologiques plutôt que métaphysiques, la question de la totalité : comment assurer “l'union des contraires”, dans quelles conditions réaliser “l'harmonie des opposés” ? Les travaux de Jung dévoilent que l'organisation profonde de la psyché obéit à une logique quaternaire (comme les points cardinaux, les phases de la Lune, les éléments naturels ou les saisons), laquelle se développe selon l'Axiome de Marie la prophétesse : "Un devient deux, deux devient trois et du troisième vient l'Un comme quatrième".

Dans la foulée des travaux de Jung sur la synchronicité, Marie-Louise von Franz systématise la description de l'ordonnancement de l'Unus Mundus des alchimistes occidentaux, archétype du monde commun à la matière et à la psyché : il est régit selon les nombres entiers naturels. Von Franz renoue ainsi avec la logique des catégories de l'être élaborée par Peirce : la priméité (ce qui est premier : catégorie de la qualité, du sentiment, du commencement, de l'indétermination et de la possibilité), la secondéité (ce qui est second : catégorie du choc, de la force, de la réaction, de l'arbitraire et de la factualité) et la tiercéité (ce qui est troisième : catégorie de la pensée, de la loi, de la représentation, de la continuité et de la nécessité). Au Nombre, au Deux et au Trois, von Franz ajoute le Quatre, "modèle de la totalité du continuum unitaire dans les structures relativement closes de la conscience humaine et du monde corporel" (figure 2.a). Décantation du problème de la conjonction. 

Du 1 au 5 : l'homme-signe 

Comment ensuite parvenir à la quintessence, la singularisation du Soi, principe divin en nous, au travers du processus d'individuation ? C'est ici que je rencontre le Yi Jing, vénérable manuel chinois de stratégie. La constitution fractale du Livre des Changements est décortiquée par Cyrille J.-D. Javary, auteur d'une remarquable traduction en français de cet outil d'aide à la décision. La voie est ouverte pour jeter un pont entre le niveau le plus abstrait (la logique du signe comme réalité rationnelle) et le point de vue le plus concret (les signes de la réalité comme rationalité de l'action) et ainsi honorer la vision de Peirce : "l'homme est un signe", un animal symbolique.

Face à une décision d'action ou un dilemme éthique, l'agent interroge le Yi Jing pour connaître l'organisation énergétique de l'univers et se positionner de manière adéquate, en accord avec le ciel et la terre. En réponse, le Classique des Changements livre un hexagramme, composition de l'agencement intérieur (trigramme du bas) et de l'ordonnancement extérieur (trigramme du haut) au sujet. Ce double trigramme informe l'acteur sur sa conduite appropriée au moment (Kairos). Quelles sont les racines systématiques des 64 hexagrammes, sédimentation millénaire de situations-types ?

Dans mon hypothèse, les trigrammes sont la généralisation des transformations opérées sur l'ontologie formelle du sens par la médiation du dédoublement des 4 catégories fondamentales en pulsations vitales. Les catégories sémiotiques (rang de priméité, figure 2.a) s’actualisent au travers du rythme de l’univers (rang de secondéité, figure 2.b), sur le double temps de l’inspiration (principe Yin) et de l’expiration (principe Yang), et se généralisent en 8 trigrammes (rang de tiercéité, figure 2.c). Ceux-ci reviennent à l’unité en se repliant sur eux-mêmes (8 x 8), conformément à l’Axiome de Marie. Conclusion du syllogisme théologique. 



Aujourd'hui, je vis un élargissement de ma conscience par l'inclusion des usages symboliques de la raison. J'assiste à la renaissance, en moi-même, d'une pensée intuitive, associative et iconique plutôt qu'étroitement abstraite, conceptuelle et argumentative. En me reconnectant à l'intimité de mes premiers travaux, depuis mon exploration aujourd'hui de la psychologie des profondeurs, j'apprends que l'important pour moi est vivre et plus simplement penser. Délivré de mon devoir de savoir et de faire savoir, j'en retire un plus grand plaisir à penser.  


Bibliographie sommaire :  
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'Etat en abrégé, trad., Vrin, 1989
- Charles Sanders Peirce, Ecrits sur le signe (rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle), Seuil, 1978 (la traduction française des oeuvres complètes de Peirce est en cours de publication aux Editions du Cerf)
- Christiane Chauviré, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, PUF, 1995
- Karl-Otto Apel, Transformation de la philosophie, trad., 2 vol., Cerf, 2007 & 2010 
- Martine Le Corre-Chantecaille, "Penser avec... et contre..." La pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel : une théorie et une pratique de l'intersubjectivité, Maison des sciences de l'homme, 2012
- Carl Gustav Jung, Mysterium conjunctionis. Etudes sur la séparation et la réunion des opposés psychiques dans l'alchimie, trad., 2 vol., Albin Michel, 1980 & 1982
- Carl Gustav Jung, Synchronicité et Paracelsica, trad., Albin Michel, 1988
- Marie-Louise von Franz, Matière et psyché, trad., Albin Michel, 2002
- Marie-Louise von Franz, Nombre et temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne, trad., La Fontaine de Pierre, 2012
- Cyrille J.-D. Javary & Pierre Faure, Yi Jing. Le Livre des Changements, Albin Michel, 2012
- Cyrille J.-D. Javary, Les Rouages du Yi Jing. Eléments pour une lecture raisonnable du Classique des Changements, Philippe Picquier, 2009