vendredi 12 août 2016

Euthanasie

En Belgique et depuis 2002, la loi a, sous certaines conditions, retiré du code pénal le droit de mourir dans la dignité, c’est-à-dire le droit pour chacun d'interrompre sa vie dans le respect du choix de ses convictions intimes. Maintenant, cet espace d’autonomie personnelle sanctuarisé, que serait une mort "heureuse" ?

Face à l’inéluctable, le regard se tourne d’abord rétrospectivement vers la vie accomplie : une mort "réussie" serait le point final d’une vie réalisée, en plénitude et sans regret. Tel est le point de vue subjectif, irremplaçable. Or aujourd’hui la plupart des personnes gravement malades meurent en institution (maison de repos et de soins ou hôpital) alors qu’elles souhaiteraient pour la plupart s’éteindre chez elles. C’est le paradoxe des soins à domicile. Comment concilier la liberté politique et morale garantie au patient et à son médecin par la loi belge du 28 mai 2002 sur l’euthanasie et les responsabilités sociales d’un traitement non dégradant de la fin de vie pour tous ?

La tension a été implicitement abordée au travers de la "clause de conscience pour institutions" par le Comité consultatif de Bioéthique de Belgique  (avis n° 59 du 27 janvier 2014) : d’un côté, des établissements de soins de santé peuvent-ils restreindre la pratique, dans leurs murs, de l’offre d’accompagnement de fin de vie autorisée par la loi, au motif de leur positionnement institutionnel ? (cf. la condamnation par la justice belge, le 29 juin 2016, d'une maison de repos et de soins catholique qui avait entravé une euthanasie). Et, d’un autre côté, faut-il spécialiser certaines organisations de soins de santé dans l’application inconditionnelle de l’euthanasie (les "cliniques de fin de vie" aux Pays-Bas), avec les risques d'effets pervers tels que marginaliser un service public résiduel pour moribonds indigents ou mécréants ?

Dans le contexte de nos sociétés post-séculières, marquées par la diversité des convictions privées et par le dialogue public entre les visions institutionnelles (politiques et religieuses) du monde, l'éthique a pour ambition d'articuler le point de vue légal et le point de vue social dans l'élaboration et la mise en oeuvre des décisions personnelles. En matière de fin de vie, le Conseil de l'Europe propose une méthodologie intersubjective : prendre en compte le pluralisme des valeurs et des intérêts et rechercher, par la discussion pratique, l’accord de toutes les parties prenantes sur la gestion d’une situation donnée (même si le dernier mot revient, dans le cas de l'euthanasie dépénalisée, au médecin lequel assume la responsabilité de l'ultime acte de soin demandé par son patient).

Dans quelle mesure ces questions de justice politique dans l'organisation institutionnelle de l'accompagnement de fin de vie font-elles droit au point de vue intime du principal intéressé ? Régie par les principes du respect de l'autonomie du patient, de bienfaisance, de non-malveillance et d'équité, l'éthique médicale nous promet de mourir sans souffrance évitable. Ce souci compassionnel nous protège, avec paternalisme et donc seulement en théorie, de l'"obstination déraisonnable" du système techno-scientifique de santé.

Garde-fou légal contre l'acharnement et l'abstention thérapeutiques, la loi belge du 22 août 2002 sur les droits du patient consacre le respect de son autonomie. Celui-ci se déploye d'abord sur le versant libéral et individuel : notre loi sur l'euthanasie garantit au patient une mort sans contrainte et dans le respect de son libre-arbitre. La norme du respect de l'autonomie du patient se déroule ensuite sur le versant social et relationnel : la loi belge du 14 juin 2002 sur les soins palliatifs ("Tout ce qui reste à faire quand on croit qu’il n’y a plus rien à faire" - Thérèse Vanier) offre au patient une mort sans souffrance et dans la douceur.

Intégrant le libéral et le social, le légal habilite notre société à prendre en charge l'éventail de la souffrance : physique (mon corps), psychique (ma personnalité : cognitions, motivations, émotions) et ontologique (mon rapport au monde, aux autres et à ma biographie). Articulant liberté individuelle ("Je") et disponibilité relationnelle ("Tu"), l'ouverture au symbolique et au spirituel ("Vous") par la médiation de l'entente rationnelle ("Nous") autorise à mourir en sérénité et sans mensonge. La "bonne mort" est un ars moriendi choisi et lucide.


Sources
  • Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen-Âge à nos jours, Pocket, 1975
  • Lytta Basset, S’initier à l’accompagnement spirituel. Treize expériences en milieu professionnel, Labor et Fides, 2013
  • Pierre-Yves Brandt & Jacques Besson, Spiritualité en milieu hospitalier, Labor et Fides, 2016
  • Tanguy Châtel, Vivants jusqu’à la mort. Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie, Albin Michel, 2013
  • Conseil de l'Europe, Guide sur le processus décisionnel relatif au traitement médical dans les situations de fin de vie, 2014
  • François Damas, La mort choisie. Comprendre l’euthanasie et ses enjeux, Mardaga, 2013
  • Wim Distelmans, Euthanasie et soins palliatifs : le modèle belge. Pour le droit à une fin de vie digne, éd. Le Bord de l’Eau, 2012
  • Jean-Marc Ferry, La Raison et la Foi, Agora Pocket, 2016
  • Marie de Hennezel & Jean-Yves Leloup, L’Art de mourir. Traditions religieuses et spiritualité humaniste face à la mort, Robert Laffont, 1997
  • Jean-Gustave Hentz & Karsten Lehmkühler (éd.), Accompagnement spirituel des personnes en fin de vie. Témoignages et réflexions, Labor et Fides, 2015
  • Farhad Khosrokhavar, L'instance du sacré. Essai de fondation des sciences sociales, Cerf, 2001
  • Elisabeth Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie, Labor et Fides, 1975
  • Elisabeth Kübler-Ross & David Kessler, Sur le chagrin et le deuil, J.-C. Lattès, 2009
  • Hans Küng, La mort heureuse, Seuil, 2015
  • Jean-Yves Leloup, Les livres des morts : tibétain, égyptien, chrétien, Albin Michel, 2009
  • Dominique Lossignol, En notre âme et conscience. Fin de vie et éthique médicale, Espace de Libertés, 2014
  • Jean-Philippe Pierron, Vulnérabilité. Pour une philosophie du soin, PUF, 2010
  • Paul Ricoeur, Vivant jusqu'à la mort. Suivi de Fragments, Seuil, 2007
  • Gabriel Ringlet, ‘Vous me coucherez nu sur la terre nue’’ : l’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie, Albin Michel, 2015
  • Corinne Van Oost, Médecin catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie, Presses de la Renaissance, 2014