dimanche 29 septembre 2019

Edwin Zaccaï, "Deux Degrés"


Puis-je espérer atteindre l’objectif de deux degrés sans en même temps devoir renoncer à la justice climatique ? A défaut de pouvoir empêcher l’emballement climatique, quelle serait la meilleure combinaison entre atténuer l’impact de la catastrophe écologique et s’y adapter ?

Cet ouvrage décrit, avec modestie et lucidité, le panorama glaçant de la dissonance cognitive entre ce que savons des données climatiques et ce que nous en faisons. "La problématique de cet essai se situe au croisement de ces deux constats : une trajectoire mondiale en grand décalage avec l’objectif approuvé officiellement d’une hausse de 1,5°C à 2°C, et la force et la diversité d’actions climatiques qui se produisent continuellement dans différentes sphères sociales, économiques et politiques" (p. 249).

Ce portrait interdisciplinaire part du constat que nous sommes piégé·e·s dans le carbone pour ensuite analyser de manière exhaustive les réponses structurelles et les modes d’engagement. A l'arrivée, il semble que la sortie de la démocratie carbone ne pourra pas se faire sans le capitalisme fossile. En revanche, ce dernier pourrait bien se passer d’elle, s’il devait un jour envisager de décarboner nos sociétés.

http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100373740&fa=author&person_id=1334#content

mercredi 28 août 2019

Avec amour et rage

J’avais dédié une partie de cet été à la rédaction d'un petit conte philosophique autour de la catastrophe écologique. L’occasion d’exploiter les nombreuses lectures et analyses que j’avais décortiquées jusqu’à présent et de mettre de l’ordre dans ma tête.

J'avais réuni toutes les conditions de travail pour mener ce projet à bien. Et j’avais l’impression de m’être mis à l’écoute de mon ressenti. Bref, une cohérence apparente entre ma modeste ambition intellectuelle et les moyens mis en place.

Et puis patatras : je reviens les pieds sur Terre, je retouche à l’urgence écologique et climatique, je rencontre d’autres personnes bouleversées comme moi par l’écocide en cours, certaines s’excusant même de ne faire le pas qu’aujourd’hui.

Ma bulle spéculative crève : c’est évident que mon énergie, mon temps et mes capacités seront bien plus utiles autrement. Et si je devais encore hésiter, aveugle à mon comportement insupportable et toxique avec mes proches (désolé, pardon, merci, je vous aime), un rêve récent confirme que de tels écrits sont stériles et que la vie passe ailleurs.

Alors, je partage quand même mes balbutiements de l’été lesquels portent les traces de ce cheminement intérieur, et je tourne la page. Retrouvons-nous sur le terrain. Avec amour et rage.

Ecographies 1 : un aréopage hors sol ? 

Ecographies 2 : une constitution terrestre ?

Zombies Sales Invasion (Extinction Rebellion Belgium 06.07.2019)

mardi 27 août 2019

Ecographies 1 : un aréopage hors sol ?


Cet été a été glaçant.

Ce soir-là, impossible de trouver le sommeil : criblé d’angoisses existentielles, perforé de traits invisibles, menacé de désintégration et d’anéantissement.

Quelques jours avant, la révélation teintée de jubilation : "L’apocalypse est inéluctable. Nous allons tout.e.s mourir et, malgré les douleurs et malheurs de cette agonie, le champ s’ouvre à l’amour terrestre".

Le voyage pour lequel je me préparais depuis plusieurs mois allait commencer. Et je ne sais pas qui en lira le récit que je fais ici.

Aujourd’hui, avec le recul, je découvre que le fil conducteur de ce conte philosophique est le droit de la non-violence. Comment la catastrophe écologique renouvelle la politique.

J’ai été convié à rejoindre un ancien prieuré dans la campagne ardennaise. Je m’y rends en train. Avec pour seules instructions de rapporter scrupuleusement ce qui s’y déroulera.

Il y avait eu des signes avant-coureurs.

D’abord, ce que partagent les client.e.s que je reçois en consultation. L’ennui et l’agacement que me procuraient leurs névroses en matière d’implication affective, d’orientation professionnelle ou d’arbitrage financier.

En filigrane, les troubles et peurs qui résonnaient en iels par rapport à l’avenir, en écho aux conflits souterrains qui déchirent l’inconscient collectif. Une guerre des dieux qui ne dit pas son nom.

Et puis surtout, le sentiment diffus et persistant qu’il se préparait quelque chose d’énorme. Un événement philosophique qu’il fallait essayer de penser correctement. Malgré le bavardage ambiant.

Pluies diluviennes, canicules, sécheresses, dégel du permafrost, fonte de la banquise : les perturbations météorologiques de cet été rendent plus réalistes les alertes lancinantes que quelque chose ne tourne pas rond.

La ligne de chemin de fer m’était familière : je l’empruntais parfois plusieurs fois par an, pour me mettre au vert loin de la ville, avec mon amoureuse ou en famille. Aujourd’hui, je descendrai du train avant ma gare de prédilection, pour prendre un bus jusqu’au lieu de rendez-vous.

Le chauffeur nous balade par monts et par vaux. Je suis content de savourer la belle lumière de l’été indien. Forêts, rivières, champs : retour à la nature en ce jour de grève mondiale pour le climat. Et en prélude à une nouvelle semaine internationale de la rébellion.

Entre les deux, une retraite philosophique à l’occasion de l’équinoxe d’automne : "Douze philosophes contemporain.e.s, d’envergure internationale et à parité femme-homme, sont convié.e.s au chevet de l’Âme du monde et chargé.e.s de rédiger un ‘‘projet de constitution terrestre’’ à léguer aux survivant.e.s de l’écocide planétaire".

L’invitation est assez solennelle pour y reconnaître la griffe artistique des sentinelles de la justice climatique et suffisamment ambitieuse pour qu’un esprit raisonnable prenne au sérieux ses propres dissonances cognitives.

La bâtisse est robuste et confortable, taillée en vieilles pierres du pays et ouverte sur son environnement. L’hôte m’indique ma chambre et l’horaire des repas. Je rencontrerai les autres participant.e.s lors de la séance de travail inaugurale, en fin de journée.
 
Je suis le premier assis, en retrait, dans la grande salle qui nous reçoit. A travers les baies vitrées, la rivière serpente dans les prairies. Les piles du pont désaffecté se devinent entre les arbres. La porte s’ouvre : je reconnais avec étonnement et admiration les personnes qui entrent dans la pièce et rejoignent la table. Quel aréopage !

Les lumières s’éteignent, un écran de télévision s’illumine : le visage d’un homme âgé, jovial et chaleureux apparaît. L’image est mauvaise et le son parfois interrompu. Un délai marque le temps de réponse et l’interaction avec les personnes présentes semble compliquée. 

Comme si la communication exigeait un effort de présence de notre interlocuteur.

"Bonjour, je suis le Père François Brune et, passé de l’autre côté du miroir en janvier dernier, je pratique pour la première fois la transcommunication instrumentale avec des vivants plutôt qu’avec des défunts.

Nous sommes plusieurs ici à nous inquiéter de la conduite des affaires du monde tout en nous interdisant d’interférer dans l’usage que les humains font de leur liberté. En vous conviant ici, notre objectif est de nourrir le futur plutôt que de célébrer la mémoire du présent.

L’escalade des arsenaux militaires entre les États-Unis et l’Union soviétique a menacé notre planète d’un hiver nucléaire, d’une destruction massive et réciproque des blocs idéologiques antagonistes. La chute du communisme d’État a éloigné ce péril, scellant, paraît-il, la ‘‘fin de l’histoire’’ et la suprématie du capitalisme, faute d’alternative politique sérieuse. 

Cela participe d’un lent processus de sécularisation de la société (‘‘le désenchantement des images du monde’’) combiné à un déficit de symbolisation des interactions sociales (‘‘l’épuisement des ressources de signification’’).

Aujourd’hui, cet appauvrissement de la pensée vous interdit de décrypter vos ressentis et vous coupe encore plus de vos racines. Cela alimente des maladies de civilisation et, comme vous le savez, secrète des pathologies sociales et des conflits identitaires. Populisme politique et deuil écologique sont les deux faces d’une même fin des temps.

Mais ces symptômes psychiques trahissent aussi que vos dirigeants politiques vous mentent sur la réalité du monde et maintiennent des institutions et des organisations malfaisantes pour l’humanité, considérée comme civilisation autant que comme espèce. Dès lors qu’il s’agit d’habitabilité de la biosphère, personne ne sait combien de temps durera l’hiver nucléaire qui vient.  

Or iels sont déjà nombreux.ses à s’y préparer, dans toute la gamme des comportements individuels et/ou privés (survivalistes, primitivistes, spiritualistes). Ces attitudes de résistance, renonciation ou renaissance aident à traverser le désert de la transition nécrologique, sans sombrer dans le désespoir ou l’impuissance.

Elles alimentent aussi la résilience des sociétés, en amortissant la brutalité de l’effondrement programmé des infrastructures et des institutions existantes tout en régénérant les réseaux d’entraide, de solidarité et d’autodéfense qui permettent aux systèmes sociaux de rebondir.

A défaut, les comportements peuvent aussi basculer dans la violence, qu’elle soit plébiscitée par les damné.e.s de la terre pour accélérer l’effondrement de la civilisation thermodynamique au nom de ‘‘Pachamama’’ (la Terre-Mère en Amérique du Sud) ou revendiquée par les autorités en place pour éradiquer l’éco-terrorisme ou pour réprimer l’insurrection des foules face aux mesures de pénurie.

Bref, quel problème politique la crise écologique soulève-t-elle aujourd’hui ? Il s’agit d’adapter les institutions démocratiques à la hauteur des enjeux planétaires et d’obtenir l’adhésion de tous les citoyens du monde (les ‘‘cosmopolites’’) aux mesures collectives à prendre pour mettre en place un modèle de société universalisable au regard des limites de la planète. 

A défaut de réforme radicale des institutions démocratiques, les réponses à la catastrophe environnementale et climatique en cours seront imposées de manière autoritaire. La catastrophe démocratique et sociale s’ajoutera au déni de la catastrophe écologique.

Quels enseignements pour l’humanité de l’écocide en cours ? Que devons-nous apprendre de notre démesure et de notre impuissance dans la catastrophe écologique pour espérer pouvoir reconstruire la paix sur et avec la Terre ?

Les solutions proposées peuvent perpétuer la transition nécrologique. C’est le risque politique que nous vous invitons à discuter pendant cette retraite. Et peut-être à conjurer. 

Ma collègue clarifiera tout de suite la méthode".

L’image du Père François Brune, manifestement épuisé par son intervention, s’estompe et disparaît de l’écran.

Une membre de notre honorable assemblée, femme respectable aux cheveux blancs, prend la parole en anglais. Je l'appellerai Hiver.

"La Théorie critique de la société a mis à jour les bases sociales et historiques de l’exploitation, de l’aliénation et de la domination, y compris au travers du conditionnement des consciences et de la fabrication du consentement par les industries culturelles. Je suis réservée quant aux références psychologiques parfois candides évoquées par le Père Brune.

Avec la crise climatique, les riches et les puissants semblent parachever leur liquidation méthodique de la démocratie, allant même au-delà de ce qu’avait pu imaginer Alexis de Tocqueville en 1835.

Dans De la démocratie en Amérique, il nous avait pourtant mis en garde contre ce ‘‘pouvoir immense et tutélaire’’, ce totalitarisme ‘‘absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux’’ qui prenait soin du bien-être des individus, désinvestis de la sphère publique et préoccupés par leur seul bonheur privé.

Le capitalisme, comme ordre social, est connu pour sa capacité intrinsèque à saisir toutes les opportunités et résistances offertes afin de s’adapter et modeler le monde selon sa logique fonctionnaliste.

Quelques exemples de greenwashing et de politique de l’oxymore qui court-circuitent la pensée et paralysent l’action démocratiques : développement durable, capitalisme vert, géo-ingénierie, services éco-systémiques, consommation éco-responsable.

A présent, la trahison des oligarchies politiques et économiques porte sur les conditions matérielles de la sûreté personnelle : la possibilité même de naître, de venir au monde. Ces nuances apportées, j’adhère au constat : il est indispensable et urgent de mettre fin à un régime de gouvernement mondial despotique et corrompu".

La porte de notre salle s’ouvre, l’éclairage revient et une silhouette fluette nous rejoint. Le visage de cire de la jeune femme suédoise est presque familier à force d’avoir été vu sur tous les écrans du monde. C’est aussi un soulagement de rencontrer celle qui a été dépeinte par les mauvais esprits comme une créature mutante ou un cyborg manipulé par des puissances occultes.

Greta Thunberg s’adresse à nous en anglais :

"A notre demande, d’autres groupes travaillent également ces questions, selon des pratiques spirituelles (comme la méditation collective) ou des orientations religieuses (comme l’analyse de textes sacrés). Votre cercle partage l’éthique de la discussion et l’usage public de la raison afin de conduire la clarification de vos controverses et l’élaboration de vos recommandations.

Dans quelles conditions serait-il possible de réhabiter et de cohabiter à l’ombre de Gaïa ? 

Nous vous demandons de donner corps à la réclamation morale de ‘‘justice climatique’’ et de rendre effective la revendication politique de ‘’démocratie écologique’’.

Nous avons l’intuition qu’un ‘‘projet de constitution terrestre’’ – comme manière de s’entendre sur les normes du vivre-ensemble en tenant compte des limites physiques du monde existant – pourrait à la fois être acceptable par tou.te.s les intéressé.e.s et réalisable dans le contexte actuel. Il s’agit d’être ambitieux sur la vision et modeste dans sa mise en œuvre afin de permettre à chacun·e de se l’approprier où et qui iel est.

En d’autres termes, le ‘‘projet de constitution terrestre’’ semble, à nos yeux, la médiation rationnelle entre la ‘‘justice climatique’’ et la ‘‘démocratie écologique’’ afin de contribuer à un ordre cosmopolitique, c’est-à-dire compatible avec l’éthique de la terre".

Bâti d’un seul bloc, l’homme-arbre rompt le silence, avec le ton tranquille de ceux qui déroulent leurs pensées afin qu’elles infusent lentement dans leur auditoire. Son anglais est pétri de bon sens pragmatique anglo-saxon autant que de phénoménologie continentale. Je l'appellerai Peau.

"J'adhère d’abord au souci pressant de contribuer à la santé de la terre en donnant, par la médiation juridique d’une constitution, une assise pérenne et une force contraignante à notre conscience écologique.

Ensuite, je suis curieux de découvrir comment nous éviterons les embûches institutionnelles dans le changement d’échelles, spatiale et temporelle, de l’éthique de la terre (‘‘Land Ethic’) à l’éthique planétaire (‘‘Earth Ethic’’).

Je constate enfin que les sciences humaines et sociales mettent un siècle pour revoir leur épistémologie et intégrer les leçons des sciences de la nature. Je m’interroge si notre calendrier planétaire, et en particulier la perte accélérée de biodiversité, nous offre un tel délai".

Elle enchaîne immédiatement : méthodique, attentive, enthousiaste, intense. Je l'appellerai Printemps.

"Le dérèglement climatique et l’urgence écologique nous invitent à poser le problème au niveau de la philosophie première, en termes ontologiques : c’est de notre être qu’il s’agit et des conditions dans lesquelles il doit pouvoir se réaliser.

J’en veux pour preuve par l’absurde le faux-procès d’antihumanisme fait régulièrement à l’écologisme par les adeptes d’une vision du monde qui non seulement détruit ses propres conditions symboliques de régénération spirituelle mais liquide également les conditions physiques de sa reproduction matérielle (à noter que cette distinction analytique est elle-même inscrite dans cette épistémè).

Sur le plan théorique de la pensée écologique, traiter la question ontologique en termes rationnels (c’est-à-dire sans retomber dans les schémas de pensée métaphysiques) suppose de dépasser l’individualisme méthodologique, caractéristique de la vision dualiste, matérialiste et mécaniciste du monde.

Sur le plan pratique de la liberté politique, l’écueil à contourner est la régression traditionaliste laquelle, sous couvert de contester le primat libéral du ‘‘Juste’’ (les normes juridiques) sur le ‘‘Bien’’ (les valeurs éthiques), dissout les trajets d’existence individués, issus de l’évolution et de l’histoire, dans le totalitarisme biosocial. Ce coup de force antimoderne, cet écofascisme détruit la raison et le droit".

Greta Thunberg acquiesce et poursuit :

"Par les symboles, l’être se réapproprie son existence différenciée jusqu’à se ressentir à nouveau complet.

En tant qu’individu socialisé, nos rapports au monde en général sont médiatisés par la communication, qu’elle soit rendue réflexive sous forme de discours ou qu’elle reste implicite en tant qu’interaction. Vous et vos collègues philosophes avez fait profession d’interroger et de décrire ces manières d’être au monde.

De leur côté, nos mondes possibles sont aussi constitués intersubjectivement : dans mon monde intérieur, ce qui tient lieu de vérité est décrit selon la personne grammaticale ‘‘Je’’. ‘‘Tu’’ est privilégié pour investir et comprendre le monde social des personnes. Le monde objectif des choses et de leurs causalités est décortiqué comme un ‘‘Il’’.

Or si nous sommes des êtres de symboles, comment faire "Nous" sans régresser en-deçà de la différenciation en ‘‘Je’’, ‘‘Tu’’ et ‘‘Il’’?"

Autant décalée que notre super-héroïne venue du futur, celle qui enchaîne se présente d’emblée comme sorcière néo-païenne et activiste altermondialiste. Je l'appellerai Air.

"Vous insistez avec raison sur l’efficience des symboles : ils matérialisent ce à quoi nous tenons et nous impliquent dans ce que nous faisons. Depuis la nuit des temps, la magie comme ‘‘art de changer la conscience à volonté’’ fait appel à cette force pragmatique des signes. Ce que la physique quantique a validé depuis, sur le plan épistémologique, en démontrant que l’action de l’observateur est indissociable du résultat constaté.

Une fois reconnue l’interdépendance ontologique du sujet et de l’objet de l’observation, la conscience écologique nous invite, sur le plan éthique, à dire la vérité sur l’état de la planète et à agir comme si c’était vrai. En faisant ainsi advenir un autre monde possible, cette attitude performative neutralise la sorcellerie capitaliste selon laquelle ‘‘Il n’y a pas d’alternative’’ (TINA : ‘‘There Is No Alternative’’) et conjure les politiques de l’oxymore qui colonisent notre imaginaire".

Greta Thunberg opine et clôture :

"Vous trouverez le déroulé détaillé des 6 jours devant vous. Comme convenu avant votre arrivée, chacun.e interviendra, dans sa langue maternelle et sur un thème de son choix.

Une discussion ouverte s’en suivra. Des temps libres importants se prêteront aux rencontres informelles ou aux interactions bilatérales.

Vos séances de travail seront rapportées par un scribe particulier. Lors de leurs retranscriptions, la p.m.aternité de vos contributions sera attribuée à l’entité avec laquelle vous aurez cohabité pendant ces 6 jours.

Cette cohabitation illustre à travers quelles instances l’être se réalise. Je remercie déjà Hiver, Peau, Printemps et Air pour leurs interventions. Le mot de la fin pour ce soir revient à Terre".

Éternel adolescent à l’œil malicieux et au sourire narquois, Terre rebondit :

"Je me réjouis que nous gardions les pieds sur terre, tout en étant connecté.e.s de manière réflexive à nos racines.

Telle est bien la question pour tenter de s’orienter en politique : où atterrir, lorsque les élites économiques mondialisées sont offshores après avoir siphonné toutes nos ressources, et que nos institutions étatiques nationales ne peuvent plus nous protéger des calamités ?

Comment le ‘‘projet de constitution terrestre’’ va-t-il succéder à la fin du compromis social-démocrate ‘‘sécurité des investissements contre paix sociale’’ conclu sur le dos de la ‘‘nature’’ et garanti par l’État social de marché ?

Première controverse à éclaircir : à qui le ‘‘projet de constitution terrestre’’ est-il destiné ? Et comment sera-t-il utilisé ? Deuxième problématique : sur quelles bases les participant.e.s ont-iels été convié.e.s ? Et qui a décliné votre invitation ?

J’ai l’habitude de récolter les réponses construites à l’issue de querelles courtoises. Loin de moi d’en faire un préalable procédurier. Je me réjouis déjà d’y apporter mes propres éléments. Au travail !".



Ecographies 2 : une constitution terrestre ?

Terre prend la parole :

Nos hôtes nous confient la tâche de rédiger un "projet de constitution terrestre". Je propose de discuter ce qui est attendu de nous, sans me prononcer sur le contenu de ce qui est à y mettre. Il s’agit de décrire les caractéristiques formelles du résultat à obtenir.

Nombreuses sont les idoles candidates à occuper le lieu laissé vide par la dissolution des repères de certitude. Jusqu’à présent, le capitalisme a supplanté ses rivaux pour faire coexister les intérêts et valeurs en concurrence et faire rêver chacun.e à un quotidien meilleur et à portée de main. Le veau d’or fait long feu.

L’alternative à la destruction du monde habitable, notre écoumène, serait-elle de remplacer une transcendance par une autre ? Le discours sur l’être, tel que nous l’avons élaboré jusqu’à présent, ne renouvelle-t-il pas, en sous-main, le geste métaphysique, lequel prétend fonder les fins dernières de l’humanité et de l’existence dans une nécessité non questionnée ?

Comment louvoyer entre naturalisme (ce qui est donné comme objectif) et religion (ce qui est révélé comme sacré) et réhabiliter la politique, c’est-à-dire ce qui nous tient malgré tout ensemble à propos de ce qui est reconnu comme important pour les une·s et pour les autres ?

Le "projet de constitution terrestre" est un concept pragmatique : il réalise lui-même ce qu’il énonce. Il fait advenir une réalité pour ses utilisateurs. Il est à mi-chemin entre l’énoncé constatif (ce qui est) et l’énoncé prescriptif (ce qui doit être). Il comporte des caractéristiques propres que l’on peut décrire a priori. En ce sens, le "projet de constitution terrestre" est un concept normatif sans être idéaliste ou abstrait.

Quel problème politique la crise écologique et climatique soulève-t-elle aujourd’hui ? Je pose l’enjeu.

Je pars du besoin factuel d’adapter les institutions démocratiques à la hauteur des problèmes planétaires et de la nécessité rationnelle d’obtenir l’adhésion de tous les citoyens du monde (les "Cosmopolites") aux mesures collectives à prendre pour mettre en place un modèle de société universalisable au regard des limites physiques de notre Terre.

Il s’agit, par exemple, d’éclairer les difficultés suivantes :
  • le droit des animaux, des arbres ou des écosystèmes à ester en justice ou à se faire représenter politiquement ;
  • les limites des processus de décision collective, nationaux et internationaux ;
  • les déformations structurelles de l’espace public.

Il s’agit également de limiter les risques de régression écologique, politique, économique et sociale si, à défaut de réforme des institutions démocratiques, les réponses à la catastrophe écologique et climatique en cours nous étaient imposées de manière autoritaire.

Or cet impératif d’universabilité, de "planétarisation", n’est rencontré ni par un marché globalisé (équivalence généralisée), ni par un État mondial (négociations intergouvernementales).

En quoi un "projet de constitution terrestre" répond-il à ce problème ? La question de la pertinence.

Je rappelle trois thèmes à prendre en compte :
  • l’évolution de l’agir humain, devenu force géologique (Anthropocène), et dont les décisions sont désormais caractérisées par l’irréversibilité, l’imprévisibilité, l’inertie, la globalité ;
  • l’élargissement des frontières de la communauté politique pour intégrer les intérêts de toutes les parties vivantes concernées (humaines et non humaines, passées, présentes et futures) ;
  • la réhabilitation du bien commun dans un monde fini sans régresser sur le plan du libéralisme politique et juridique (séparation de la morale et du droit, non-ingérence dans l’intimité personnelle, importance du consentement des citoyens aux lois) en imposant une vision particulière du monde. 

Il s’agit de passer d’une démocratie concurrentielle, égoïste et gaspilleuse à une démocratie conviviale, solidaire et respectueuse de toutes les formes du vivant (y compris dans leur diversité phénoménologique).

Que faut-il entendre par "constitution" ?

J’entends par "constitution" la structure profonde de notre expérience dans le monde. En tant que cohabitant.e.s, la constitution forme l’architecture de base de notre maison commune. Elle est la
structure fondamentale de tout ordre juridique. Ce dernier retire sa puissance d’intégration sociale de sa double dimension d’effectivité et de légitimité.

D’un côté, la validité sociale du droit lui provient de son observance factuelle : il est contraignant et coercitif à l’égard des comportements des acteurs. Ce qui lui garantit une effectivité matérielle dans la régulation des interactions sociales et offre une stabilité fonctionnelle à l’ordre politique.

De l’autre côté, la validité conceptuelle du droit lui est procurée par son adhésion rationnelle. Tant que les attentes généralisées de comportement sont justifiables et bénéficient d’une réserve de légitimité politique aux yeux des individus, elles peuvent être acceptées volontairement par leurs destinataires.

La double rationalité du droit, combinant factualité et validité, acceptation et acceptabilité, serait une farce arbitraire et autoritaire si elle était déconnectée de l’égalité des conditions, socle des sociétés démocratiques.

Tant sur le plan formel de l’égalité de droit et de la non-discrimination de traitement que sur le plan substantiel de la sûreté d’existence reconnue inconditionnellement à chaque membre de la communauté. C’est de cette trahison par nos gouvernements qu’il s’agit aujourd’hui avec la catastrophe écologique qui vient.

En tant que norme suprême de l’État de droit, fondatrice de l’organisation politique, la constitution doit, en régime démocratique, trouver sa source dans la volonté de tous les concernés. Les destinataires des normes juridiques, les citoyens, doivent aussi en être les auteurs, les législateurs. C’est le principe de la souveraineté populaire : "Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple".

Quel est le statut de ce "projet" de constitution ? La question de la cohérence.

En tant qu’artefact issu de la volonté collective, la constitution doit pouvoir être révisable, comme toute norme juridique. En tant que projet de destin que la communauté se donne à elle-même, la constitution est inachevée.

Projet partagé, la constitution est à la fois ouverte et stable. D’une part, ouverte en amont par l’élaboration qu’en produisent ses coauteurs et ouverte en aval par l’interprétation qu’en proposent ses utilisateurs. D’autre part, stable par le statut contraignant des normes adoptées et par le caractère obligatoire de leurs applications.

Ce circuit de la décision juridique est configuré et parachevé par la constitution comme clef de voûte de l’État de droit. En même temps, la constitution est la matrice contraignante du vivre-ensemble. La constitution est le système d’exploitation évolutif de toute communauté politique possible, quel que soit l’ordre de grandeur géographique ou la nature de ses participants.

La finalité de ce système d’exploitation ouvert est l’auto-fondation de communautés volontaires, leur contrat social. En bénéficie l’alimentation des processus territorialisés émergents. Les assemblées constituantes en sont les co-créatrices. Co-décideuses, elles se réapproprient ces flux structurants en devenir. La constitution comme projet partagé et inachevé est l’autodescription du système social de la société comme processus autopoïétique.

Une constitution "terrestre" ou "planétaire" ? La question de la robustesse.

Maintenant, selon notre lettre de mission, ce projet de constitution devrait aussi être "terrestre" : s’inscrire dans le monde fini et organiser ce à quoi nous tenons. Prendre en compte les limites physiques du monde requiert de les traduire dans le langage juridique :
  • en élargissant les intérêts du vivant au-delà de l’humain ;
  • en s’ouvrant aux générations futures ;
  • en reconnaissant les responsabilités passées ;
  • en tenant compte des capacités actuelles.

Ces questions ont déjà été traitées par la législation et la jurisprudence. Quelques exemples

Jurisprudences nationales :
  • reconnaissance du "préjudice écologique pur", inscrit depuis dans le Code civil français ;
  • consécration de la personnalité juridique des fleuves Whanganui en Nouvelle-Zélande, du Gange et de la Yamuna par l’État d’Uttarakhand (Inde du Nord) et du fleuve Atrato en Colombie.
Législations nationales :
  • Bolivie : loi de 2010 sur "les droits de la Terre-Mère" ;
  • Équateur : inscription dans la Constitution, en 2008, des droits de la Pacha Mama / Terre-Mère.
Législations locales :
  • une trentaine de villes aux États-Unis ont octroyé la personnalité juridique aux communautés naturelles et aux écosystèmes (en Pennsylvanie, Ohio, Californie, Virginie, New Hampshire, Maine et Maryland). 
Droit international public :
  • projet de réforme de la Cour pénale internationale visant la reconnaissance du crime d’écocide.
Qu’en retenir ?

Le problème est de savoir jusqu’où "justice climatique" rime avec "justice globale". S’agit-il simplement de l’extension du domaine de la responsabilité pour la mettre en cohérence avec l’élargissement de notre prise de conscience ou bien peut-on détecter une transformation de l’indignation morale avec ses implications politiques ?

Je qualifie ce problème de "cosmopolitique". Il peut être traité selon l’approche objectiviste et égocentrique (dont l’ontologie est individuelle et dualiste) ou bien selon une approche intersubjectiviste et écocentrique (laquelle s’appuie sur une ontologie relationnelle et humaniste).

Que se passe-t-il sous la contrainte d’universalisation qui vise à obtenir l’assentiment de tous les concernés ? Une extension infinie au niveau spatio-temporel combinée à une compréhension diluée en matière de contenu provoque la dégénérescence du droit en rhétorique moraliste. La force contraignante des obligations est inversement proportionnelle à la spécificité de leur énoncé : les déclarations d’intentions générales font l’unanimité.

Les diplomates plaideront que c’est le premier petit pas vers des conventions internationales contraignantes. On sait aussi – depuis l’Accord de Paris sur le changement climatique de 2015 – que les États souverains peuvent faire volte-face et manger leur parole. Merci à POTUS, le plus grand criminel climatique vivant.

Puisque, face à l’inéluctable, tout est encore plus permis qu’avant, j’essaye d’être créatif.

Les limites de la "diplomatie du climat" (menées selon le rapport de forces des négociations intergouvernementales entre États plutôt que structurée par la constitutionnalisation démocratique conforme au droit public des peuples) renforcent le besoin d’une constitution commune.

Selon quelles normes ordonner les interactions entre constitutions juridiques existantes ? Quelle serait la constitution de toutes les constitutions ?

Il existe deux types d’ordre juridique pour régler les rapports entre États-nations, sujets libres du droit international : supranational/mondial et transnational/multinational.

D’un côté, une constitution supranationale qui surplombe et englobe les ordres politiques existants. C’est l’hypothèse de l’État mondial, constitué sous la forme d’une fédération d’États. C’est la voie de l’ONU. Le risque de cette intégration fédérale est l’autoritarisme du sommet sur sa base, déchiré entre illégitimité et inefficacité.

De l’autre côté, une constitution transnationale en vertu de laquelle certaines compétences et attributs de souveraineté seraient partagés entre États et exercés en commun. C’est la vocation de l’Union européenne. Le risque de cette configuration multinationale est d’évoluer vers un empire, tendu entre son centre hégémonique et sa périphérie interdépendante.

Je ne retiens pas la situation d’absence de constitution politique internationale où seules les normes du commerce règleraient les échanges, avec éventuellement un notaire intergouvernemental ou un arbitre juridictionnel. C’est le modèle technocratique et privé des organisations régionales de coopération et d’entraide.

Maintenant, en quoi le "projet de constitution terrestre" répond-il au problème cosmopolitique comme ordre juridique planétaire ?

On a coutume d’opposer le "terrestre" et le "planétaire" : "penser global, agir local" est une attitude terrestre, "penser local, agir global" est une posture planétaire.

La mondialisation a réussi la globalisation : la dénationalisation comme déterritorialisation permettrait de penser et d’agir global. La globalisation est une planétarisation déconnectée du terrain, perçu comme champ de manœuvres géostratégiques. La terre est réduite à un sol dont il faut extraire les ressources, sans qu’elles se régénèrent.

Pour les partisans de la "démondialisation" comme pour les altermondialistes, la terre est restreinte à une zone à défendre, à un terrain vague. La globalisation est une mondialisation sans et surtout contre la terre. Quel que soit l’échelon géographique impliqué : terreau, terrain, terroir, territoire ou Terre.

Je propose de réintroduire les échelles et les territoires. Sur le plan ontologique, les échelles sont les instances de l’être. Sur le plan géographique, les territoires sont ses formes d’existence.

La notion de "fractale" peut nous aider. La fractale décrit la caractéristique formelle de ce qui est irrégulier tout en se reproduisant à chaque échelle de grandeur. On parle de structure invariante par changement d’échelle. Cette propriété physique a été inventée dans la nature par Benoît Mandelbrot en 1974.

La fractale décrit bien la double dimension enchevêtrée de la diversité ontologique et de l’universalité géographique. Elles sont perçues par les habitants de la terre respectivement comme biodiversité et climat.

L’atteinte à ces deux composantes de l’expérience de la terre, les agressions contre notre constitution terrestre, génèrent les réclamations de justice climatique et les revendications de démocratie écologique.

Je dis d’une constitution juridique qui serait "fractale" du point de vue physique, qu’elle est aussi "cosmopolitique" du point de vue pratique. Elle est synthèse, en accord avec l’esprit de la terre, de l’ordre physique (le cosmos) et de la liberté pratique (la politique).

L’alternative à la tension entre terrestre (penser global, agir local) et planétaire (penser local, agir global) qui ne se résout pas dans la globalisation, l’altermondialisation est cosmopolitique : "Penser fractal, agir moral".
 
"Penser fractal, agir moral" 

"Penser fractal, agir moral" c’est intégrer les limites du monde à chacune des échelles d’action, multiplier à l’infini la finitude du monde. Deux aspects :
  • en interne : c’est parce qu’elle est infinie à l’intérieur (construite sur la liberté pratique et ouverte à l’altérité ontologique) que la constitution terrestre peut tenir compte des limites physiques du monde. C’est l’univers ;
  • en externe : elle est simplement compatible avec les autres logiques qui animent les constitutions existantes et jusqu’à ces dernières soient à la tour devenues terrestres. C’est le plurivers.
A l’échelle planétaire, comment faire coexister cette constitution "terrestre" avec les autres organisations juridiques, dans le cadre des relations internationales existantes ?

Deux médiums juridiques :
  • vers l’intérieur : les principes de subsidiarité (selon lequel les décisions doivent être prises au niveau de pouvoir le plus proche pour les intéressés) et de proportionnalité (selon lequel l’action publique doit s’en tenir à ce qui est nécessaire à la concrétisation des objectifs poursuivis) organisent les changements d’échelle.
Le droit de l’Union européenne pratique déjà cette approche : sans être planétaire (de juridiction mondiale), il est déjà cosmopolitique.
  • vers l’extérieur : l’unique droit subjectif cosmopolitique défini par Kant sous la forme de la garantie juridique inconditionnelle d’être reçu.e en ami.e où que je me rende sur Terre. Ce droit d’hospitalité est ouverture à l’altérité.
Ce droit individuel constitue aussi le levier juridique pour faire évoluer les relations internationales vers une constitution terrestre, c’est-à-dire cosmopolitique quant à son principe et planétaire quant à son échelle.

Fractale, la constitution terrestre est cosmopolitique : elle prend en compte les limites du monde fini. Elle atteindra une échelle planétaire lorsque les autres constitutions, ces plurivers, seront devenues cosmopolitiques, des univers, par l’évolution non-violente des relations internationales.