lundi 13 juin 2016

2015


Comment se préparer à mourir ? Qu’est-ce que réussir sa mort ? Je suis très seul avec ces questions. Comme chacun de nous. Cet effroi nous tombe dessus, tels les chats lancés du beffroi d’Ypres, et cette angoisse, chevillée au corps depuis si longtemps, me taraude insidieusement.
 
Depuis bientôt deux ans, j’ai cherché des manières de la convertir en compétences professionnelles, histoire de me rendre utile à la société. Je découvre rétrospectivement que s’élaborait en sous-main la question des soins et de l’accompagnement spirituels (« spiritual care »). Dans nos sociétés post-séculières, quelles réponses institutionnelles doit pouvoir fournir le système public de santé à l'expression de la souffrance globale de ses clients les plus vulnérables : malades incurables, grands aînés ou mineurs non viables ? Face au tabou de la mort, l’acharnement thérapeutique apparaît comme le symptôme du déficit spirituel des soins de santé.

Prendre soin de l’être dans l’administration des soins au souffrant : l’enjeu n’est-il pas pour le patient de se voir reconnaître, malgré sa vulnérabilité dans l’environnement médicalisé, encore toujours en tant que cette personne-ci et pas simplement comme un sujet de soins ? A l’époque, mon questionnement s’est matérialisé dans des candidatures d'employé de morgue et d'animateur pastoral. Les autorités de cette clinique bruxelloise ne semblent pas avoir pris au sérieux mes offres de service. Et j’ai dû me faire débouter comme candidat bénévole dans une plate-forme de soins palliatifs pour commencer à interroger ma naïveté. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Surtout quand elles inspirent une morale d’action « désintéressée ». Ah ! la belle-âme du croque-mort. 
 

Que devais-je régler dans ma propre vie pour envisager d’être disponible pour les mourants, avec lesquels on ne triche pas, nus dans notre finitude ? Quelle peur exorciser ou quelle dette purger afin de désamorcer un agenda existentiel caché ? Comment apprendre à se dire au revoir, pour ceux qui partent et pour ceux qui restent ? J’avais raté l’occasion de saluer mon père à l’agonie, sourd à ses demandes de me revoir. Miséricordieux, Papa m’a contacté de l’au-delà pour se réjouir de ma nouvelle vie, arrachée aux drames familiaux qui me hantaient.

Et ce n’était qu’un début. 2015 a charrié son lot cruel de désillusions et de prises de conscience autobiographiques. En bout de course, il restait mon besoin de comprendre pourquoi, pour quoi je suis ici. Tel est le revers de mon sentiment de culpabilité ontologique. C’est aussi la plus sournoise perversion narcissique que j’ai dû débusquer. Son antidote : identifier, reconnaître et accepter le mal que j’ai subi. Sans pouvoir l’expliquer, ni vouloir le reproduire. Et encore moins prétendre en guérir les auteurs.

M’abandonner à cette expérience est une épreuve de foi. Jour après jour, contempler impuissant ce que je perds et cultiver ma disponibilité à ce qui est. Assécher le marais des Mânes et embrasser la vie qui vient. Clôturer mes affaires inachevées et retourner à la terre, sans mordre la poussière. Me laisser choisir dans l’alliance et malgré l’ennui, impitoyable sevrage mental, faire confiance au Tout-Autre et célébrer, dans la joie, ma destinée.