jeudi 15 février 2018

Pierre Trigano, "Psychanalyser Jung"


De quoi la vie de Carl Gustav Jung est-elle le nom ? (Penser avec et contre Jung)

Dans sa somme Psychanalyser Jung (2 tomes parus, 3e volume annoncé), Pierre Trigano réinterroge l’intention exprimée par Carl Gustav Jung en ouverture de son autobiographie : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation » (Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, 1967).

Pierre Trigano analyse comme une totalité en action les écrits théoriques et cliniques de Jung, les rêves, visions et correspondances du médecin et de ses patients ainsi que ses prises de position publiques (dont sa compromission avec le régime nazi) et ses passages à l’acte dans le cadre professionnel.

Appliquant au Jung vivant la méthode d’interprétation des faits psychiques que ce dernier pratiquait avec ses patients, Pierre Trigano dépasse le mythe personnel exposé dans l’autobiographie de Jung ainsi que le portrait hagiographique que les adeptes et les disciples dressent encore aujourd’hui de leur maître, monstre sacré fondateur de la psychologie analytique.

Dans un premier temps, Pierre Trigano met scrupuleusement à jour l’équation personnelle de Carl Gustav Jung : ayant été abusé enfant par un proche de sa famille, il cherche à surmonter l’humiliation initiale en reproduisant à son tour le rôle d’incesteur. Face à la menace d’effondrement de son Moi en formation, l’inversion et la répétition de l’aliénation semblent être pour Jung les seules issues pour laver l’objectivation infligée.

Dans un second temps, Pierre Trigano dévoile le fil secret qui divise toute la vie de Jung et, en même temps, l’enseignement scientifique et spirituel que le médecin retire de la dissociation traumatique de sa personnalité. En effet, Jung vit dans sa chair et dans son psychisme le mal subi du fait de l’archétype masculin en inflation. Or cette expérience unilatérale par laquelle le Moi boursouflé s’instaure comme unique roi du monde se fait patiemment miner de l’intérieur par l’épreuve du Tout-Autre : le Soi, centre transcendant de la psyché et source intemporelle du devenir conscient en tant que Moi individué.

Quant au contenu, Jung a largement démontré que le Soi est l’union harmonieuse des contraires, la conjonction non violente des opposés, la complémentarité respectueuse des réciproques. Les deux principes premiers de l’humanité y font alliance dans la douceur : le masculin, comme puissance d’affirmation, d’engagement et d’entreprendre, et la féminité, comme capacité d’ouverture, de mise en relation et d’amour.

En complément, Pierre Trigano décrit la double fonction harmonisatrice du Soi. D’un côté, il ordonnance les différents archétypes unilatéraux évoluant dans l’inconscient collectif et prompts à usurper la place du Soi. De l’autre côté, il guide chacun des Moi individuels dans leur intégration (i.e. individualisation) et dans leur accomplissement (i.e. individuation).

En conclusion, quelle vérité se laisse voir au travers de l’incarnation de l’homme Jung ?

Psychanalyser Jung contourne d’abord un double écueil : d’une part, la réduction psychologisante de Jung au conflit personnel qui le hante, au motif qu’il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, et, d’autre part, la minimisation des écarts de conduite privée et politique de Jung, sous couvert de célébrer ses seules œuvres savantes.

Ensuite, Psychanalyser Jung expose, preuves à l’appui, la cohérence profonde de la personne Jung, « élue » par le Soi pour faire reconnaître le divin en l’homme aux yeux et dans les termes de la science occidentale.

Karl-Otto Apel est connu pour ses tentatives de fondation ultime de la raison en « pensant avec et contre » ses principaux partenaires de discussion philosophique. Humble serviteur du Soi, Pierre Trigano nous partage ici l’enseignement reçu par la contemplation de la vie de Jung : il renouvelle l’ambition de Apel en l’étendant à l’ensemble des manifestations terrestres de la psyché, sans la réduire au seul mode « pensée » du Moi exorbitant.


mercredi 14 février 2018

Erik Olin Wright, "Utopies réelles"


(Lecture) Contraindre les dirigeants de l’Etat capitaliste à un nouveau compromis de classe avec la société civile ? Telle est l’ambition socialiste et démocratique d’Erik Olin Wright dans son ouvrage Utopies réelles (2010), récemment traduit en français.

Le sociologue américain contemporain élabore une "science sociale émancipatrice" pour démontrer la faisabilité de la construction d’un rapport de forces avec les pouvoirs administratif et économique réellement existants et en vue d’éroder la domination du capitalisme sur la société. Wright identifie les leviers concrets travaillant aujourd’hui à la "transformation symbiotique" du capitalisme plutôt qu’à son renversement ou son effondrement.

Sur le plan de la démocratie politique, il s’agit par exemple du budget participatif municipal, du financement public et égalitaire des campagnes électorales ou des assemblées de citoyens aléatoirement sélectionnés. Sur le plan de la démocratie économique, le revenu inconditionnel de base comme investissement non contingent permettrait d’amorcer des initiatives d’économie coopérative et de développer le secteur d’activités sociales autonomes. D’autres instruments du "capitalisme social" sont étudiés : les fonds de solidarité contrôlés par des travailleurs et les fonds de salariés avec prélèvement d’actions.

Considérant que les rouages étatiques sont assujettis aux intérêts financiers, l’objectif est de reconnecter le pouvoir administratif et le pouvoir économique au pouvoir social, compris comme pouvoir d’agir enraciné dans la société civile. Combinant pragmatisme politique et égalitarisme démocratique, la "boussole socialiste" de Wright permet de conserver le cap vers une société plus juste pour tou.te.s, tout en détectant les dispositifs institutionnels déjà à l’œuvre aujourd’hui pour sa réalisation dans le monde.

A la lecture d’Utopies réelles, les révolutionnaires s’indigneront peut-être du manque de rupture radicale des expérimentations sociales analysées par Wright. Confrontés aux défis climatique et technologique, les réactionnaires se résigneront-ils à concéder plus d’autonomie à des travailleurs compétents, surnuméraires et désœuvrés, et à les laisser développer des formes non capitalistes de production ?

Ouverte aux dynamiques historiques et nourrie par elles, la démarche de Wright remet en lumière l’érosion ambivalente du capitalisme : pour se maintenir au pouvoir, les élites dirigeantes de l'Etat capitaliste doivent laisser grignoter sa position dominante au sein du système économique global. Se revendiquant d’Antonio Gramsci, Utopies réelles illustre comment, dans les faits, concilier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.