Où en sommes-nous
aujourd’hui avec les armes de la contestation sociale? Quelles sont l'actualité et les limites de l'action directe nonviolente? Ma tentative d’y
répondre en trois moments. (1) Rappel théorique des notions et enjeux de la
lutte nonviolente. (2) Présentation sommaire d’Extinction Rebellion (XR),
illustrée par trois actions de XR Belgium. (3) Discussion critique de ce mode de
contestation sociale.
1. Description de la lutte nonviolente. Les armes de la contestation sociale
doivent habituellement naviguer entre deux écueils: l’enrôlement dans des
organisations plus ou moins hiérarchisées, selon le nombre de leurs
militant·es, d’une part, et les formes d’action préférentielles, selon le diagnostic
politique et les objectifs poursuivis.
Si nous écartons,
frappées d’inconstitutionnalité, la "propagande par le fait" et la "lutte
armée", menées dans une perspective de renversement révolutionnaire de
l’ordre établi, et si nous privilégions, en revanche, l’action directe des
agent·es prioritairement concerné·es par l’oppression par rapport à la
délégation de leur pouvoir d’agir à des représentant·es politiques et sociales,
nous restons dans le champ de la "lutte nonviolente".
Gene Sharp regroupe
en trois classes de lutte nonviolente les 198 formes d’action directe
identifiées. La protestation conteste ce qui est demandé ou décidé.
L’interruption consiste à ne pas faire ce qui est demandé ou attendu. La
perturbation fait ce qui est interdit ou inattendu. La grève appartient au
second mode d’action directe nonviolente. La désobéissance civile emprunte au
troisième.
Le fil conducteur
de la lutte nonviolente est de résister à l’oppression par le refus de coopérer
avec les dirigeant·es en place, quelle que soit la manière dont iels sont
parvenu·es au pouvoir (élection, corruption, succession, coup d’État). L’enjeu
est d’augmenter leur coût matériel et symbolique pour s’y maintenir. Tant sur
le plan du système de récompense des subalternes (cadeaux aux partisan·es,
punitions aux opposant·es) que sur celui de la légitimation de la domination
politique (l’équilibre entre l’arbitraire de la servitude volontaire et sa
raison d’être).
L’enjeu
stratégique, pour les actrices et acteurs sociaux, est d’estimer la marge
d’amélioration, par la voie réformiste, des institutions existantes par rapport
aux inconnues d’un changement de régime par la voie révolutionnaire. Aujourd’hui,
on est loin du compte: les risques de régression démocratique s’offrent
comme une issue paresseuse au désespoir climatique,
écho à l’extinction accélérée
des espèces.
2. Présentation d’Extinction Rebellion (XR). Alors que s’effrite notre pays menacé par le carbo- et l’éco-fascismes, nous devons préparer la société belge à
reprendre pacifiquement le pouvoir sur elle-même et à déconfiner la démocratie
de l’oligarchie élue.
XR Belgium y
travaille déjà.
-
12
octobre 2019, action directe nonviolente "Royal
Rebellion": "Sire, Votre royaume brûle. Il n’y a pas de
zone neutre sur une planète en feu". La ville de Bruxelles réprime, par
la violence politique et la brutalité policière, les assemblées populaires
organisées dans une ambiance décontractée place Royale.
-
14
avril 2020, action directe nonviolente "Tell The Complete
Truth": dans notre simulacre de discours ("Deep Fake")
pour la Première ministre belge, elle fait le lien entre la crise sanitaire du
Covid-19 et la catastrophe écologique et climatique. La cheffe du gouvernement
national termine son vrai discours fictif par la convocation d’Assemblées
citoyennes afin de répondre à l’urgence écologique et sociale.
-
27
juin 2020, action directe nonviolente "Our Future, Our
Choices": point culminant de la vague d’affirmations civiques
des alternatives au retour à l’anormal, une cérémonie publique, incluant nos
allié·es activistes, inaugure la "Tour de la Résilience", sur le
site précédemment connu sous le nom de "Tour des Finances".
XR est le nouveau
venu dans le camp de la contestation sociale. La Déclaration de rébellion du 31
octobre 2018 devant le parlement de Westminster signe l’acte de naissance de ce
mouvement mondial d’insurrection pacifique de la vie quotidienne face à
l’urgence climatique et écologique.
Dans nos pays
riches, XR est le fer de lance du mouvement climat, ouvert à tou·tes les
non-professionnel·les de l’activisme, trahi·es par les décisions de leurs
élites politiques et sociales quant à leur devoir de protéger leurs
justiciables des calamités sociales et environnementales imputables au
capitalisme fossile.
Nos contrées cossues découvrent
le prix caché de leur niveau de vie exorbitant. Le Sud Global n’a pas attendu XR pour
subir la prédation coloniale et ses impacts écologiques et pleurer ses
activistes mort·es en résistant à l’extractivisme capitaliste.
Le cœur de métier
de XR est l’action directe: créer la situation qui permettra à chacun·e
de libérer sa puissance d’agir en commun pour sauver le monde. Décoloniser nos
imaginaires sidérés dans l’impuissance par leur mise en acte ici et maintenant.
XR privilégie la
désobéissance civile, troisième catégorie de lutte nonviolente selon Gene
Sharp. Dans un contexte de rivalité des factions pour l’hégémonie culturelle,
la désobéissance civile est une arme de distraction massive de l’ordre
public: elle détourne les ressources d’attention nécessaires pour
préserver la naturalité du consentement populaire.
Pour XR, l’enjeu
est de sortir du déni collectif construit par les marchand·es de doute afin de couvrir
l’impuissance apprise des politiques publiques. Les actions menées depuis 40 ans ne sont pas la hauteur de la catastrophe climatique et écologique.
XR met la
désobéissance civile à la portée de tou·tes, dans son organisation effective,
selon une logique d’expérimentation sociale et d’apprentissage politique
(plutôt que d’en confier l’exclusivité aux avant-gardes professionnelles chargées
d’éduquer les masses).
La
stratégie d’action de XR comporte trois volets. A côté des résistances actives
contre l’exploitation, l’oppression et l’appropriation des terrien·nes, et du
développement d’alternatives résilientes pour reconstruire des territoires
habitables, figure aussi la décolonisation de nos rapports au monde (cognitifs,
émotifs, sensitifs et interactifs).
Enfin,
notre "culture régénérative" ("Regen": le prendre
soin de soi-même, des autres et des relations intra- et inter-communautaires)
est la composante Yin des luttes nonviolentes, marquées du sceau Yang. Inspirée
du "Travail
qui relie" de Joanna Macy, "Regen" contribue à
réparer le monde, les humains et les animaux mais s’exprime aussi dans la
préfiguration concrète des autres mondes déjà possibles aujourd’hui.
3. Discussion critique. La nonviolence fait l’objet de critiques
parce qu’elle désarmerait la contestation sociale et se ferait la complice
objective de l’État.
Pour XR, le choix
de la nonviolence est stratégique: les études de cas concluent qu’elle
atteint deux fois plus souvent ses objectifs que la lutte armée. A côté des
résultats empiriques, quelle justification systématique apporter à cette
stratégie d’action directe, sans tomber dans l’apologie du pacifisme et
l’accusation de fatalisme face à la catastrophe climatique et écologique?
3.1. La lutte nonviolente est loin d’être un
pacifisme. C’est pourtant
l’accusation habituelle portée contre la désobéissance civile: elle
serait à la fois socialement inefficace par rapport à l’objectif d’éradication
de la domination et politiquement illégitime parce qu’elle opposerait le
surcroît de moralité et de spiritualité des résistant·es à l’irréductible
conflictualité politique.
La lutte
nonviolente neutraliserait tout rapport de forces et dépolémiserait la
contestation sociale. Réduite à un pacifisme manifestant sous surveillance
policière ou négociant sous contrainte administrative, la nonviolence cautionnerait la violence symbolique de l’État. Le "Black Bloc"
en serait l’illustration paradoxale, en théâtralisant une violence
réactionnelle et encourageant les bourgeois à se réfugier dans les bras
paternalistes de la puissance publique.
Il est vrai que la
domination politique et le capitalisme d’État détiennent le monopole de la
violence légitime et définissent les frontières de notre résistance à l’oppression.
La rhétorique médiatique des dominant·es est habile à naturaliser le débat
idéologique et à déshumaniser les oppressé·es qui leur résistent.
Le libéralisme autoritaire est prompt à désigner les ennemis d’État pour étouffer la
contestation sociale qui menacerait l’ordre public. Comment échapper à cette
transposition dans la sphère civile des concepts identitaires et militaires
(ami ou ennemi) tout en maintenant l’espace pour la conflictualité politique et
sociale (partenaires et en même temps adversaires)?
3.2. La critique de la nonviolence est le
symptôme de la violence symbolique.
Elle met en relief la colonisation de nos imaginaires personnels et politiques.
Comment se désenvoûter de la sorcellerie capitaliste qui mutile nos capacités
d’autodéfense?
Il me semble
indispensable d’interroger notre rapport au monde et questionner la
constitution fondamentale de notre expérience. Bref, il s’agit de faire le
détour par le plan de l’ontologie comme pensée de l’être et de rendre justice
aux pratiques qui manifestent sa présence.
Au dualisme moderne nature versus culture qui scelle la domination de l’homme sur
ses réalités extérieure et intérieure, il importe de substituer la continuité
du Vivant, expression de son unité dans sa diversité. C’est le sens du symbole
qui réunit harmonieusement les contraires, à l’inverse du dualisme qui divise
et aliène les opposé·es. Est Vivant ce qui tisse la vitalité de l’esprit et ce
qui anime la corporéité. L’animisme
est un animalisme.
Se hisser au
niveau de l’ontologie relationnelle où la considération se porte sur la
continuité du Vivant, dans ses interdépendances, ses vulnérabilités et ses complémentarités
– plutôt que sur le dualisme qui divise, aliène et domine – fournit un fondement
factuel à la notion de nonviolence. Cette justification holistique surmonte le clivage
stérile du biologisme et du machinisme, terreau du projet transhumaniste qui
idolâtre le progrès technologique et sa promesse d’immortalité, affranchies de
toutes les contraintes physiques de notre écoumène.
La prise de recul
méthodologique éclaire les intuitions déjà au cœur des pratiques collectives. Les "Luddites"
n’ont pas attendu les théories de l’écologie politique, de l’anthropologie
culturelle ou de la géographie marxienne pour s’en prendre offensivement aux
prédateurs de la vie quotidienne. Le "Luddisme" décrit comment les
résistances des ouvrier·es contre l’exploitation de leur corps et l’aliénation
de leur âme par la machine se sont traduites par la neutralisation et la mise
en pièces de leur bourreau mécanique. Ces "briseurs de machine"
sont l’expression du Vivant qui se défend. Iels enrichissent les armes de la
contestation sociale.
Le recours au "vandalisme" et au "sabotage" contre les
infrastructures qui portent atteinte au Vivant est prôné aujourd’hui par des
activistes écosocialistes afin de déstabiliser les intérêts de classe
prédominants. Selon la stratégie adoptée, cette "violence collective non
armée" (Andreas Malm)
s’exercerait de manière stylisée ("Black Bloc"), clandestine (incendies
d’antennes-relais GSM) ou revendiquée ("Valve
Turners", destruction de
maïs transgénique).
Certes, l’État
qualifierait de "casseur" ou de "terroriste" les
auteurs·rices de ces atteintes délibérées à la propriété, matérielle ou
intellectuelle. Au-delà des préférences stratégiques, comment justifier d’ajouter
la dégradation et la destruction de biens et services inertes à l’arsenal de la
lutte nonviolente?
3.3. Exposer la violence du droit au droit de la
nonviolence. Mon intention
est d’esquisser une justification systématique de la nonviolence comme principe
politique d’organisation sociale. Quelle serait la raison d’être de la
nonviolence, au-delà de l’absence de violence, c’est-à-dire du commandement
moral de ne pas blesser ou tuer son prochain?
La nonviolence
dans son concept, plutôt simplement que l’absence de violence (le fait de ne
pas blesser autrui), est aussi le dépassement de tous les dualismes et aliénations.
Si la nonviolence est limitativement le refus de blesser autrui par
l’abstention de lui faire du mal (la non-violence), la nonviolence est aussi
positivement un rapport de considération pour tout autre être vivant, à
l’intérieur et à l’extérieur de soi-même (la non-dualité). La nonviolence,
c’est le visage politique du Vivant.
La désobéissance
civile est une forme d’action directe qui met en relief la dissonance entre la
légalité et la légitimité de l’ordre constitutionnel existant pour faire advenir,
en la préfigurant ici et maintenant, une autre constitution du monde. La
désobéissance civile exprime la constitution profonde (implicite et imaginaire)
de notre monde pour transformer la constitution officielle (formelle et légale)
de notre société.
La désobéissance
civile permet de sortir du piège de la définition par le pouvoir de la violence
légitime. La décolonisation des imaginaires libère un espace pratique pour la
confrontation sociale sans passage à l’acte violent. La désobéissance civile manifeste
le droit de la nonviolence malgré la violence du droit.
XR met à la portée
de chacun·e de nous l’arsenal des luttes nonviolentes afin que s’organise notre
société en accord avec le monde des vivant·es. Telle que les "Luddites"
l’ont pratiquée, la nonviolence peut justifier l’agir qui protège le Vivant
contre les agressions dont il fait l’objet par l’humain aliéné.
Si l’action directe
nonviolente est l’autodéfense du Vivant et alors que s’effondrent les États
capitalistes, les Constitutions terrestres, adoptées par des biorégions selon les principes anarchistes et les processus féministes, sont la garantie juridique de la paix et de la
justice cosmopolitiques.