mardi 27 août 2019

Ecographies 2 : une constitution terrestre ?

Terre prend la parole :

Nos hôtes nous confient la tâche de rédiger un "projet de constitution terrestre". Je propose de discuter ce qui est attendu de nous, sans me prononcer sur le contenu de ce qui est à y mettre. Il s’agit de décrire les caractéristiques formelles du résultat à obtenir.

Nombreuses sont les idoles candidates à occuper le lieu laissé vide par la dissolution des repères de certitude. Jusqu’à présent, le capitalisme a supplanté ses rivaux pour faire coexister les intérêts et valeurs en concurrence et faire rêver chacun.e à un quotidien meilleur et à portée de main. Le veau d’or fait long feu.

L’alternative à la destruction du monde habitable, notre écoumène, serait-elle de remplacer une transcendance par une autre ? Le discours sur l’être, tel que nous l’avons élaboré jusqu’à présent, ne renouvelle-t-il pas, en sous-main, le geste métaphysique, lequel prétend fonder les fins dernières de l’humanité et de l’existence dans une nécessité non questionnée ?

Comment louvoyer entre naturalisme (ce qui est donné comme objectif) et religion (ce qui est révélé comme sacré) et réhabiliter la politique, c’est-à-dire ce qui nous tient malgré tout ensemble à propos de ce qui est reconnu comme important pour les une·s et pour les autres ?

Le "projet de constitution terrestre" est un concept pragmatique : il réalise lui-même ce qu’il énonce. Il fait advenir une réalité pour ses utilisateurs. Il est à mi-chemin entre l’énoncé constatif (ce qui est) et l’énoncé prescriptif (ce qui doit être). Il comporte des caractéristiques propres que l’on peut décrire a priori. En ce sens, le "projet de constitution terrestre" est un concept normatif sans être idéaliste ou abstrait.

Quel problème politique la crise écologique et climatique soulève-t-elle aujourd’hui ? Je pose l’enjeu.

Je pars du besoin factuel d’adapter les institutions démocratiques à la hauteur des problèmes planétaires et de la nécessité rationnelle d’obtenir l’adhésion de tous les citoyens du monde (les "Cosmopolites") aux mesures collectives à prendre pour mettre en place un modèle de société universalisable au regard des limites physiques de notre Terre.

Il s’agit, par exemple, d’éclairer les difficultés suivantes :
  • le droit des animaux, des arbres ou des écosystèmes à ester en justice ou à se faire représenter politiquement ;
  • les limites des processus de décision collective, nationaux et internationaux ;
  • les déformations structurelles de l’espace public.

Il s’agit également de limiter les risques de régression écologique, politique, économique et sociale si, à défaut de réforme des institutions démocratiques, les réponses à la catastrophe écologique et climatique en cours nous étaient imposées de manière autoritaire.

Or cet impératif d’universabilité, de "planétarisation", n’est rencontré ni par un marché globalisé (équivalence généralisée), ni par un État mondial (négociations intergouvernementales).

En quoi un "projet de constitution terrestre" répond-il à ce problème ? La question de la pertinence.

Je rappelle trois thèmes à prendre en compte :
  • l’évolution de l’agir humain, devenu force géologique (Anthropocène), et dont les décisions sont désormais caractérisées par l’irréversibilité, l’imprévisibilité, l’inertie, la globalité ;
  • l’élargissement des frontières de la communauté politique pour intégrer les intérêts de toutes les parties vivantes concernées (humaines et non humaines, passées, présentes et futures) ;
  • la réhabilitation du bien commun dans un monde fini sans régresser sur le plan du libéralisme politique et juridique (séparation de la morale et du droit, non-ingérence dans l’intimité personnelle, importance du consentement des citoyens aux lois) en imposant une vision particulière du monde. 

Il s’agit de passer d’une démocratie concurrentielle, égoïste et gaspilleuse à une démocratie conviviale, solidaire et respectueuse de toutes les formes du vivant (y compris dans leur diversité phénoménologique).

Que faut-il entendre par "constitution" ?

J’entends par "constitution" la structure profonde de notre expérience dans le monde. En tant que cohabitant.e.s, la constitution forme l’architecture de base de notre maison commune. Elle est la
structure fondamentale de tout ordre juridique. Ce dernier retire sa puissance d’intégration sociale de sa double dimension d’effectivité et de légitimité.

D’un côté, la validité sociale du droit lui provient de son observance factuelle : il est contraignant et coercitif à l’égard des comportements des acteurs. Ce qui lui garantit une effectivité matérielle dans la régulation des interactions sociales et offre une stabilité fonctionnelle à l’ordre politique.

De l’autre côté, la validité conceptuelle du droit lui est procurée par son adhésion rationnelle. Tant que les attentes généralisées de comportement sont justifiables et bénéficient d’une réserve de légitimité politique aux yeux des individus, elles peuvent être acceptées volontairement par leurs destinataires.

La double rationalité du droit, combinant factualité et validité, acceptation et acceptabilité, serait une farce arbitraire et autoritaire si elle était déconnectée de l’égalité des conditions, socle des sociétés démocratiques.

Tant sur le plan formel de l’égalité de droit et de la non-discrimination de traitement que sur le plan substantiel de la sûreté d’existence reconnue inconditionnellement à chaque membre de la communauté. C’est de cette trahison par nos gouvernements qu’il s’agit aujourd’hui avec la catastrophe écologique qui vient.

En tant que norme suprême de l’État de droit, fondatrice de l’organisation politique, la constitution doit, en régime démocratique, trouver sa source dans la volonté de tous les concernés. Les destinataires des normes juridiques, les citoyens, doivent aussi en être les auteurs, les législateurs. C’est le principe de la souveraineté populaire : "Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple".

Quel est le statut de ce "projet" de constitution ? La question de la cohérence.

En tant qu’artefact issu de la volonté collective, la constitution doit pouvoir être révisable, comme toute norme juridique. En tant que projet de destin que la communauté se donne à elle-même, la constitution est inachevée.

Projet partagé, la constitution est à la fois ouverte et stable. D’une part, ouverte en amont par l’élaboration qu’en produisent ses coauteurs et ouverte en aval par l’interprétation qu’en proposent ses utilisateurs. D’autre part, stable par le statut contraignant des normes adoptées et par le caractère obligatoire de leurs applications.

Ce circuit de la décision juridique est configuré et parachevé par la constitution comme clef de voûte de l’État de droit. En même temps, la constitution est la matrice contraignante du vivre-ensemble. La constitution est le système d’exploitation évolutif de toute communauté politique possible, quel que soit l’ordre de grandeur géographique ou la nature de ses participants.

La finalité de ce système d’exploitation ouvert est l’auto-fondation de communautés volontaires, leur contrat social. En bénéficie l’alimentation des processus territorialisés émergents. Les assemblées constituantes en sont les co-créatrices. Co-décideuses, elles se réapproprient ces flux structurants en devenir. La constitution comme projet partagé et inachevé est l’autodescription du système social de la société comme processus autopoïétique.

Une constitution "terrestre" ou "planétaire" ? La question de la robustesse.

Maintenant, selon notre lettre de mission, ce projet de constitution devrait aussi être "terrestre" : s’inscrire dans le monde fini et organiser ce à quoi nous tenons. Prendre en compte les limites physiques du monde requiert de les traduire dans le langage juridique :
  • en élargissant les intérêts du vivant au-delà de l’humain ;
  • en s’ouvrant aux générations futures ;
  • en reconnaissant les responsabilités passées ;
  • en tenant compte des capacités actuelles.

Ces questions ont déjà été traitées par la législation et la jurisprudence. Quelques exemples

Jurisprudences nationales :
  • reconnaissance du "préjudice écologique pur", inscrit depuis dans le Code civil français ;
  • consécration de la personnalité juridique des fleuves Whanganui en Nouvelle-Zélande, du Gange et de la Yamuna par l’État d’Uttarakhand (Inde du Nord) et du fleuve Atrato en Colombie.
Législations nationales :
  • Bolivie : loi de 2010 sur "les droits de la Terre-Mère" ;
  • Équateur : inscription dans la Constitution, en 2008, des droits de la Pacha Mama / Terre-Mère.
Législations locales :
  • une trentaine de villes aux États-Unis ont octroyé la personnalité juridique aux communautés naturelles et aux écosystèmes (en Pennsylvanie, Ohio, Californie, Virginie, New Hampshire, Maine et Maryland). 
Droit international public :
  • projet de réforme de la Cour pénale internationale visant la reconnaissance du crime d’écocide.
Qu’en retenir ?

Le problème est de savoir jusqu’où "justice climatique" rime avec "justice globale". S’agit-il simplement de l’extension du domaine de la responsabilité pour la mettre en cohérence avec l’élargissement de notre prise de conscience ou bien peut-on détecter une transformation de l’indignation morale avec ses implications politiques ?

Je qualifie ce problème de "cosmopolitique". Il peut être traité selon l’approche objectiviste et égocentrique (dont l’ontologie est individuelle et dualiste) ou bien selon une approche intersubjectiviste et écocentrique (laquelle s’appuie sur une ontologie relationnelle et humaniste).

Que se passe-t-il sous la contrainte d’universalisation qui vise à obtenir l’assentiment de tous les concernés ? Une extension infinie au niveau spatio-temporel combinée à une compréhension diluée en matière de contenu provoque la dégénérescence du droit en rhétorique moraliste. La force contraignante des obligations est inversement proportionnelle à la spécificité de leur énoncé : les déclarations d’intentions générales font l’unanimité.

Les diplomates plaideront que c’est le premier petit pas vers des conventions internationales contraignantes. On sait aussi – depuis l’Accord de Paris sur le changement climatique de 2015 – que les États souverains peuvent faire volte-face et manger leur parole. Merci à POTUS, le plus grand criminel climatique vivant.

Puisque, face à l’inéluctable, tout est encore plus permis qu’avant, j’essaye d’être créatif.

Les limites de la "diplomatie du climat" (menées selon le rapport de forces des négociations intergouvernementales entre États plutôt que structurée par la constitutionnalisation démocratique conforme au droit public des peuples) renforcent le besoin d’une constitution commune.

Selon quelles normes ordonner les interactions entre constitutions juridiques existantes ? Quelle serait la constitution de toutes les constitutions ?

Il existe deux types d’ordre juridique pour régler les rapports entre États-nations, sujets libres du droit international : supranational/mondial et transnational/multinational.

D’un côté, une constitution supranationale qui surplombe et englobe les ordres politiques existants. C’est l’hypothèse de l’État mondial, constitué sous la forme d’une fédération d’États. C’est la voie de l’ONU. Le risque de cette intégration fédérale est l’autoritarisme du sommet sur sa base, déchiré entre illégitimité et inefficacité.

De l’autre côté, une constitution transnationale en vertu de laquelle certaines compétences et attributs de souveraineté seraient partagés entre États et exercés en commun. C’est la vocation de l’Union européenne. Le risque de cette configuration multinationale est d’évoluer vers un empire, tendu entre son centre hégémonique et sa périphérie interdépendante.

Je ne retiens pas la situation d’absence de constitution politique internationale où seules les normes du commerce règleraient les échanges, avec éventuellement un notaire intergouvernemental ou un arbitre juridictionnel. C’est le modèle technocratique et privé des organisations régionales de coopération et d’entraide.

Maintenant, en quoi le "projet de constitution terrestre" répond-il au problème cosmopolitique comme ordre juridique planétaire ?

On a coutume d’opposer le "terrestre" et le "planétaire" : "penser global, agir local" est une attitude terrestre, "penser local, agir global" est une posture planétaire.

La mondialisation a réussi la globalisation : la dénationalisation comme déterritorialisation permettrait de penser et d’agir global. La globalisation est une planétarisation déconnectée du terrain, perçu comme champ de manœuvres géostratégiques. La terre est réduite à un sol dont il faut extraire les ressources, sans qu’elles se régénèrent.

Pour les partisans de la "démondialisation" comme pour les altermondialistes, la terre est restreinte à une zone à défendre, à un terrain vague. La globalisation est une mondialisation sans et surtout contre la terre. Quel que soit l’échelon géographique impliqué : terreau, terrain, terroir, territoire ou Terre.

Je propose de réintroduire les échelles et les territoires. Sur le plan ontologique, les échelles sont les instances de l’être. Sur le plan géographique, les territoires sont ses formes d’existence.

La notion de "fractale" peut nous aider. La fractale décrit la caractéristique formelle de ce qui est irrégulier tout en se reproduisant à chaque échelle de grandeur. On parle de structure invariante par changement d’échelle. Cette propriété physique a été inventée dans la nature par Benoît Mandelbrot en 1974.

La fractale décrit bien la double dimension enchevêtrée de la diversité ontologique et de l’universalité géographique. Elles sont perçues par les habitants de la terre respectivement comme biodiversité et climat.

L’atteinte à ces deux composantes de l’expérience de la terre, les agressions contre notre constitution terrestre, génèrent les réclamations de justice climatique et les revendications de démocratie écologique.

Je dis d’une constitution juridique qui serait "fractale" du point de vue physique, qu’elle est aussi "cosmopolitique" du point de vue pratique. Elle est synthèse, en accord avec l’esprit de la terre, de l’ordre physique (le cosmos) et de la liberté pratique (la politique).

L’alternative à la tension entre terrestre (penser global, agir local) et planétaire (penser local, agir global) qui ne se résout pas dans la globalisation, l’altermondialisation est cosmopolitique : "Penser fractal, agir moral".
 
"Penser fractal, agir moral" 

"Penser fractal, agir moral" c’est intégrer les limites du monde à chacune des échelles d’action, multiplier à l’infini la finitude du monde. Deux aspects :
  • en interne : c’est parce qu’elle est infinie à l’intérieur (construite sur la liberté pratique et ouverte à l’altérité ontologique) que la constitution terrestre peut tenir compte des limites physiques du monde. C’est l’univers ;
  • en externe : elle est simplement compatible avec les autres logiques qui animent les constitutions existantes et jusqu’à ces dernières soient à la tour devenues terrestres. C’est le plurivers.
A l’échelle planétaire, comment faire coexister cette constitution "terrestre" avec les autres organisations juridiques, dans le cadre des relations internationales existantes ?

Deux médiums juridiques :
  • vers l’intérieur : les principes de subsidiarité (selon lequel les décisions doivent être prises au niveau de pouvoir le plus proche pour les intéressés) et de proportionnalité (selon lequel l’action publique doit s’en tenir à ce qui est nécessaire à la concrétisation des objectifs poursuivis) organisent les changements d’échelle.
Le droit de l’Union européenne pratique déjà cette approche : sans être planétaire (de juridiction mondiale), il est déjà cosmopolitique.
  • vers l’extérieur : l’unique droit subjectif cosmopolitique défini par Kant sous la forme de la garantie juridique inconditionnelle d’être reçu.e en ami.e où que je me rende sur Terre. Ce droit d’hospitalité est ouverture à l’altérité.
Ce droit individuel constitue aussi le levier juridique pour faire évoluer les relations internationales vers une constitution terrestre, c’est-à-dire cosmopolitique quant à son principe et planétaire quant à son échelle.

Fractale, la constitution terrestre est cosmopolitique : elle prend en compte les limites du monde fini. Elle atteindra une échelle planétaire lorsque les autres constitutions, ces plurivers, seront devenues cosmopolitiques, des univers, par l’évolution non-violente des relations internationales.




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