mardi 27 août 2019

Ecographies 1 : un aréopage hors sol ?


Cet été a été glaçant.

Ce soir-là, impossible de trouver le sommeil : criblé d’angoisses existentielles, perforé de traits invisibles, menacé de désintégration et d’anéantissement.

Quelques jours avant, la révélation teintée de jubilation : "L’apocalypse est inéluctable. Nous allons tout.e.s mourir et, malgré les douleurs et malheurs de cette agonie, le champ s’ouvre à l’amour terrestre".

Le voyage pour lequel je me préparais depuis plusieurs mois allait commencer. Et je ne sais pas qui en lira le récit que je fais ici.

Aujourd’hui, avec le recul, je découvre que le fil conducteur de ce conte philosophique est le droit de la non-violence. Comment la catastrophe écologique renouvelle la politique.

J’ai été convié à rejoindre un ancien prieuré dans la campagne ardennaise. Je m’y rends en train. Avec pour seules instructions de rapporter scrupuleusement ce qui s’y déroulera.

Il y avait eu des signes avant-coureurs.

D’abord, ce que partagent les client.e.s que je reçois en consultation. L’ennui et l’agacement que me procuraient leurs névroses en matière d’implication affective, d’orientation professionnelle ou d’arbitrage financier.

En filigrane, les troubles et peurs qui résonnaient en iels par rapport à l’avenir, en écho aux conflits souterrains qui déchirent l’inconscient collectif. Une guerre des dieux qui ne dit pas son nom.

Et puis surtout, le sentiment diffus et persistant qu’il se préparait quelque chose d’énorme. Un événement philosophique qu’il fallait essayer de penser correctement. Malgré le bavardage ambiant.

Pluies diluviennes, canicules, sécheresses, dégel du permafrost, fonte de la banquise : les perturbations météorologiques de cet été rendent plus réalistes les alertes lancinantes que quelque chose ne tourne pas rond.

La ligne de chemin de fer m’était familière : je l’empruntais parfois plusieurs fois par an, pour me mettre au vert loin de la ville, avec mon amoureuse ou en famille. Aujourd’hui, je descendrai du train avant ma gare de prédilection, pour prendre un bus jusqu’au lieu de rendez-vous.

Le chauffeur nous balade par monts et par vaux. Je suis content de savourer la belle lumière de l’été indien. Forêts, rivières, champs : retour à la nature en ce jour de grève mondiale pour le climat. Et en prélude à une nouvelle semaine internationale de la rébellion.

Entre les deux, une retraite philosophique à l’occasion de l’équinoxe d’automne : "Douze philosophes contemporain.e.s, d’envergure internationale et à parité femme-homme, sont convié.e.s au chevet de l’Âme du monde et chargé.e.s de rédiger un ‘‘projet de constitution terrestre’’ à léguer aux survivant.e.s de l’écocide planétaire".

L’invitation est assez solennelle pour y reconnaître la griffe artistique des sentinelles de la justice climatique et suffisamment ambitieuse pour qu’un esprit raisonnable prenne au sérieux ses propres dissonances cognitives.

La bâtisse est robuste et confortable, taillée en vieilles pierres du pays et ouverte sur son environnement. L’hôte m’indique ma chambre et l’horaire des repas. Je rencontrerai les autres participant.e.s lors de la séance de travail inaugurale, en fin de journée.
 
Je suis le premier assis, en retrait, dans la grande salle qui nous reçoit. A travers les baies vitrées, la rivière serpente dans les prairies. Les piles du pont désaffecté se devinent entre les arbres. La porte s’ouvre : je reconnais avec étonnement et admiration les personnes qui entrent dans la pièce et rejoignent la table. Quel aréopage !

Les lumières s’éteignent, un écran de télévision s’illumine : le visage d’un homme âgé, jovial et chaleureux apparaît. L’image est mauvaise et le son parfois interrompu. Un délai marque le temps de réponse et l’interaction avec les personnes présentes semble compliquée. 

Comme si la communication exigeait un effort de présence de notre interlocuteur.

"Bonjour, je suis le Père François Brune et, passé de l’autre côté du miroir en janvier dernier, je pratique pour la première fois la transcommunication instrumentale avec des vivants plutôt qu’avec des défunts.

Nous sommes plusieurs ici à nous inquiéter de la conduite des affaires du monde tout en nous interdisant d’interférer dans l’usage que les humains font de leur liberté. En vous conviant ici, notre objectif est de nourrir le futur plutôt que de célébrer la mémoire du présent.

L’escalade des arsenaux militaires entre les États-Unis et l’Union soviétique a menacé notre planète d’un hiver nucléaire, d’une destruction massive et réciproque des blocs idéologiques antagonistes. La chute du communisme d’État a éloigné ce péril, scellant, paraît-il, la ‘‘fin de l’histoire’’ et la suprématie du capitalisme, faute d’alternative politique sérieuse. 

Cela participe d’un lent processus de sécularisation de la société (‘‘le désenchantement des images du monde’’) combiné à un déficit de symbolisation des interactions sociales (‘‘l’épuisement des ressources de signification’’).

Aujourd’hui, cet appauvrissement de la pensée vous interdit de décrypter vos ressentis et vous coupe encore plus de vos racines. Cela alimente des maladies de civilisation et, comme vous le savez, secrète des pathologies sociales et des conflits identitaires. Populisme politique et deuil écologique sont les deux faces d’une même fin des temps.

Mais ces symptômes psychiques trahissent aussi que vos dirigeants politiques vous mentent sur la réalité du monde et maintiennent des institutions et des organisations malfaisantes pour l’humanité, considérée comme civilisation autant que comme espèce. Dès lors qu’il s’agit d’habitabilité de la biosphère, personne ne sait combien de temps durera l’hiver nucléaire qui vient.  

Or iels sont déjà nombreux.ses à s’y préparer, dans toute la gamme des comportements individuels et/ou privés (survivalistes, primitivistes, spiritualistes). Ces attitudes de résistance, renonciation ou renaissance aident à traverser le désert de la transition nécrologique, sans sombrer dans le désespoir ou l’impuissance.

Elles alimentent aussi la résilience des sociétés, en amortissant la brutalité de l’effondrement programmé des infrastructures et des institutions existantes tout en régénérant les réseaux d’entraide, de solidarité et d’autodéfense qui permettent aux systèmes sociaux de rebondir.

A défaut, les comportements peuvent aussi basculer dans la violence, qu’elle soit plébiscitée par les damné.e.s de la terre pour accélérer l’effondrement de la civilisation thermodynamique au nom de ‘‘Pachamama’’ (la Terre-Mère en Amérique du Sud) ou revendiquée par les autorités en place pour éradiquer l’éco-terrorisme ou pour réprimer l’insurrection des foules face aux mesures de pénurie.

Bref, quel problème politique la crise écologique soulève-t-elle aujourd’hui ? Il s’agit d’adapter les institutions démocratiques à la hauteur des enjeux planétaires et d’obtenir l’adhésion de tous les citoyens du monde (les ‘‘cosmopolites’’) aux mesures collectives à prendre pour mettre en place un modèle de société universalisable au regard des limites de la planète. 

A défaut de réforme radicale des institutions démocratiques, les réponses à la catastrophe environnementale et climatique en cours seront imposées de manière autoritaire. La catastrophe démocratique et sociale s’ajoutera au déni de la catastrophe écologique.

Quels enseignements pour l’humanité de l’écocide en cours ? Que devons-nous apprendre de notre démesure et de notre impuissance dans la catastrophe écologique pour espérer pouvoir reconstruire la paix sur et avec la Terre ?

Les solutions proposées peuvent perpétuer la transition nécrologique. C’est le risque politique que nous vous invitons à discuter pendant cette retraite. Et peut-être à conjurer. 

Ma collègue clarifiera tout de suite la méthode".

L’image du Père François Brune, manifestement épuisé par son intervention, s’estompe et disparaît de l’écran.

Une membre de notre honorable assemblée, femme respectable aux cheveux blancs, prend la parole en anglais. Je l'appellerai Hiver.

"La Théorie critique de la société a mis à jour les bases sociales et historiques de l’exploitation, de l’aliénation et de la domination, y compris au travers du conditionnement des consciences et de la fabrication du consentement par les industries culturelles. Je suis réservée quant aux références psychologiques parfois candides évoquées par le Père Brune.

Avec la crise climatique, les riches et les puissants semblent parachever leur liquidation méthodique de la démocratie, allant même au-delà de ce qu’avait pu imaginer Alexis de Tocqueville en 1835.

Dans De la démocratie en Amérique, il nous avait pourtant mis en garde contre ce ‘‘pouvoir immense et tutélaire’’, ce totalitarisme ‘‘absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux’’ qui prenait soin du bien-être des individus, désinvestis de la sphère publique et préoccupés par leur seul bonheur privé.

Le capitalisme, comme ordre social, est connu pour sa capacité intrinsèque à saisir toutes les opportunités et résistances offertes afin de s’adapter et modeler le monde selon sa logique fonctionnaliste.

Quelques exemples de greenwashing et de politique de l’oxymore qui court-circuitent la pensée et paralysent l’action démocratiques : développement durable, capitalisme vert, géo-ingénierie, services éco-systémiques, consommation éco-responsable.

A présent, la trahison des oligarchies politiques et économiques porte sur les conditions matérielles de la sûreté personnelle : la possibilité même de naître, de venir au monde. Ces nuances apportées, j’adhère au constat : il est indispensable et urgent de mettre fin à un régime de gouvernement mondial despotique et corrompu".

La porte de notre salle s’ouvre, l’éclairage revient et une silhouette fluette nous rejoint. Le visage de cire de la jeune femme suédoise est presque familier à force d’avoir été vu sur tous les écrans du monde. C’est aussi un soulagement de rencontrer celle qui a été dépeinte par les mauvais esprits comme une créature mutante ou un cyborg manipulé par des puissances occultes.

Greta Thunberg s’adresse à nous en anglais :

"A notre demande, d’autres groupes travaillent également ces questions, selon des pratiques spirituelles (comme la méditation collective) ou des orientations religieuses (comme l’analyse de textes sacrés). Votre cercle partage l’éthique de la discussion et l’usage public de la raison afin de conduire la clarification de vos controverses et l’élaboration de vos recommandations.

Dans quelles conditions serait-il possible de réhabiter et de cohabiter à l’ombre de Gaïa ? 

Nous vous demandons de donner corps à la réclamation morale de ‘‘justice climatique’’ et de rendre effective la revendication politique de ‘’démocratie écologique’’.

Nous avons l’intuition qu’un ‘‘projet de constitution terrestre’’ – comme manière de s’entendre sur les normes du vivre-ensemble en tenant compte des limites physiques du monde existant – pourrait à la fois être acceptable par tou.te.s les intéressé.e.s et réalisable dans le contexte actuel. Il s’agit d’être ambitieux sur la vision et modeste dans sa mise en œuvre afin de permettre à chacun·e de se l’approprier où et qui iel est.

En d’autres termes, le ‘‘projet de constitution terrestre’’ semble, à nos yeux, la médiation rationnelle entre la ‘‘justice climatique’’ et la ‘‘démocratie écologique’’ afin de contribuer à un ordre cosmopolitique, c’est-à-dire compatible avec l’éthique de la terre".

Bâti d’un seul bloc, l’homme-arbre rompt le silence, avec le ton tranquille de ceux qui déroulent leurs pensées afin qu’elles infusent lentement dans leur auditoire. Son anglais est pétri de bon sens pragmatique anglo-saxon autant que de phénoménologie continentale. Je l'appellerai Peau.

"J'adhère d’abord au souci pressant de contribuer à la santé de la terre en donnant, par la médiation juridique d’une constitution, une assise pérenne et une force contraignante à notre conscience écologique.

Ensuite, je suis curieux de découvrir comment nous éviterons les embûches institutionnelles dans le changement d’échelles, spatiale et temporelle, de l’éthique de la terre (‘‘Land Ethic’) à l’éthique planétaire (‘‘Earth Ethic’’).

Je constate enfin que les sciences humaines et sociales mettent un siècle pour revoir leur épistémologie et intégrer les leçons des sciences de la nature. Je m’interroge si notre calendrier planétaire, et en particulier la perte accélérée de biodiversité, nous offre un tel délai".

Elle enchaîne immédiatement : méthodique, attentive, enthousiaste, intense. Je l'appellerai Printemps.

"Le dérèglement climatique et l’urgence écologique nous invitent à poser le problème au niveau de la philosophie première, en termes ontologiques : c’est de notre être qu’il s’agit et des conditions dans lesquelles il doit pouvoir se réaliser.

J’en veux pour preuve par l’absurde le faux-procès d’antihumanisme fait régulièrement à l’écologisme par les adeptes d’une vision du monde qui non seulement détruit ses propres conditions symboliques de régénération spirituelle mais liquide également les conditions physiques de sa reproduction matérielle (à noter que cette distinction analytique est elle-même inscrite dans cette épistémè).

Sur le plan théorique de la pensée écologique, traiter la question ontologique en termes rationnels (c’est-à-dire sans retomber dans les schémas de pensée métaphysiques) suppose de dépasser l’individualisme méthodologique, caractéristique de la vision dualiste, matérialiste et mécaniciste du monde.

Sur le plan pratique de la liberté politique, l’écueil à contourner est la régression traditionaliste laquelle, sous couvert de contester le primat libéral du ‘‘Juste’’ (les normes juridiques) sur le ‘‘Bien’’ (les valeurs éthiques), dissout les trajets d’existence individués, issus de l’évolution et de l’histoire, dans le totalitarisme biosocial. Ce coup de force antimoderne, cet écofascisme détruit la raison et le droit".

Greta Thunberg acquiesce et poursuit :

"Par les symboles, l’être se réapproprie son existence différenciée jusqu’à se ressentir à nouveau complet.

En tant qu’individu socialisé, nos rapports au monde en général sont médiatisés par la communication, qu’elle soit rendue réflexive sous forme de discours ou qu’elle reste implicite en tant qu’interaction. Vous et vos collègues philosophes avez fait profession d’interroger et de décrire ces manières d’être au monde.

De leur côté, nos mondes possibles sont aussi constitués intersubjectivement : dans mon monde intérieur, ce qui tient lieu de vérité est décrit selon la personne grammaticale ‘‘Je’’. ‘‘Tu’’ est privilégié pour investir et comprendre le monde social des personnes. Le monde objectif des choses et de leurs causalités est décortiqué comme un ‘‘Il’’.

Or si nous sommes des êtres de symboles, comment faire "Nous" sans régresser en-deçà de la différenciation en ‘‘Je’’, ‘‘Tu’’ et ‘‘Il’’?"

Autant décalée que notre super-héroïne venue du futur, celle qui enchaîne se présente d’emblée comme sorcière néo-païenne et activiste altermondialiste. Je l'appellerai Air.

"Vous insistez avec raison sur l’efficience des symboles : ils matérialisent ce à quoi nous tenons et nous impliquent dans ce que nous faisons. Depuis la nuit des temps, la magie comme ‘‘art de changer la conscience à volonté’’ fait appel à cette force pragmatique des signes. Ce que la physique quantique a validé depuis, sur le plan épistémologique, en démontrant que l’action de l’observateur est indissociable du résultat constaté.

Une fois reconnue l’interdépendance ontologique du sujet et de l’objet de l’observation, la conscience écologique nous invite, sur le plan éthique, à dire la vérité sur l’état de la planète et à agir comme si c’était vrai. En faisant ainsi advenir un autre monde possible, cette attitude performative neutralise la sorcellerie capitaliste selon laquelle ‘‘Il n’y a pas d’alternative’’ (TINA : ‘‘There Is No Alternative’’) et conjure les politiques de l’oxymore qui colonisent notre imaginaire".

Greta Thunberg opine et clôture :

"Vous trouverez le déroulé détaillé des 6 jours devant vous. Comme convenu avant votre arrivée, chacun.e interviendra, dans sa langue maternelle et sur un thème de son choix.

Une discussion ouverte s’en suivra. Des temps libres importants se prêteront aux rencontres informelles ou aux interactions bilatérales.

Vos séances de travail seront rapportées par un scribe particulier. Lors de leurs retranscriptions, la p.m.aternité de vos contributions sera attribuée à l’entité avec laquelle vous aurez cohabité pendant ces 6 jours.

Cette cohabitation illustre à travers quelles instances l’être se réalise. Je remercie déjà Hiver, Peau, Printemps et Air pour leurs interventions. Le mot de la fin pour ce soir revient à Terre".

Éternel adolescent à l’œil malicieux et au sourire narquois, Terre rebondit :

"Je me réjouis que nous gardions les pieds sur terre, tout en étant connecté.e.s de manière réflexive à nos racines.

Telle est bien la question pour tenter de s’orienter en politique : où atterrir, lorsque les élites économiques mondialisées sont offshores après avoir siphonné toutes nos ressources, et que nos institutions étatiques nationales ne peuvent plus nous protéger des calamités ?

Comment le ‘‘projet de constitution terrestre’’ va-t-il succéder à la fin du compromis social-démocrate ‘‘sécurité des investissements contre paix sociale’’ conclu sur le dos de la ‘‘nature’’ et garanti par l’État social de marché ?

Première controverse à éclaircir : à qui le ‘‘projet de constitution terrestre’’ est-il destiné ? Et comment sera-t-il utilisé ? Deuxième problématique : sur quelles bases les participant.e.s ont-iels été convié.e.s ? Et qui a décliné votre invitation ?

J’ai l’habitude de récolter les réponses construites à l’issue de querelles courtoises. Loin de moi d’en faire un préalable procédurier. Je me réjouis déjà d’y apporter mes propres éléments. Au travail !".



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