Cet été a été glaçant.
Ce soir-là, impossible de trouver le
sommeil : criblé d’angoisses existentielles, perforé de traits invisibles,
menacé de désintégration et d’anéantissement.
Quelques jours avant, la révélation teintée de
jubilation : "L’apocalypse est inéluctable. Nous allons tout.e.s
mourir et, malgré les douleurs et malheurs de cette agonie, le champ s’ouvre à
l’amour terrestre".
Le voyage pour lequel je me préparais depuis
plusieurs mois allait commencer. Et je ne sais pas qui en lira le récit que je
fais ici.
Aujourd’hui, avec le recul, je découvre que le
fil conducteur de ce conte philosophique est le droit de la non-violence.
Comment la catastrophe écologique renouvelle la politique.
J’ai été convié à rejoindre un ancien prieuré
dans la campagne ardennaise. Je m’y rends en train. Avec pour seules
instructions de rapporter scrupuleusement ce qui s’y déroulera.
Il y avait eu des signes avant-coureurs.
D’abord, ce que partagent les client.e.s que je
reçois en consultation. L’ennui et l’agacement que me procuraient leurs
névroses en matière d’implication affective, d’orientation professionnelle ou
d’arbitrage financier.
En filigrane, les troubles et peurs qui
résonnaient en iels par rapport à l’avenir, en écho aux conflits souterrains
qui déchirent l’inconscient collectif. Une guerre des dieux qui ne dit pas son
nom.
Et puis surtout, le sentiment diffus et
persistant qu’il se préparait quelque chose d’énorme. Un événement
philosophique qu’il fallait essayer de penser correctement. Malgré le bavardage
ambiant.
Pluies diluviennes, canicules, sécheresses,
dégel du permafrost, fonte de la banquise : les perturbations
météorologiques de cet été rendent plus réalistes les alertes lancinantes que
quelque chose ne tourne pas rond.
La ligne de chemin de fer m’était
familière : je l’empruntais parfois plusieurs fois par an, pour me mettre
au vert loin de la ville, avec mon amoureuse ou en famille. Aujourd’hui, je
descendrai du train avant ma gare de prédilection, pour prendre un bus jusqu’au
lieu de rendez-vous.
Le chauffeur nous balade par monts et par vaux.
Je suis content de savourer la belle lumière de l’été indien. Forêts, rivières,
champs : retour à la nature en ce jour de grève mondiale pour le climat.
Et en prélude à une nouvelle semaine internationale de la rébellion.
Entre les deux, une retraite philosophique à
l’occasion de l’équinoxe d’automne : "Douze philosophes
contemporain.e.s, d’envergure internationale et à parité femme-homme, sont
convié.e.s au chevet de l’Âme du monde et chargé.e.s de rédiger un ‘‘projet de
constitution terrestre’’ à léguer aux survivant.e.s de l’écocide
planétaire".
L’invitation est assez solennelle pour y reconnaître
la griffe artistique des sentinelles de la justice climatique et suffisamment
ambitieuse pour qu’un esprit raisonnable prenne au sérieux ses propres
dissonances cognitives.
La bâtisse est robuste et confortable, taillée
en vieilles pierres du pays et ouverte sur son environnement. L’hôte m’indique
ma chambre et l’horaire des repas. Je rencontrerai les autres participant.e.s
lors de la séance de travail inaugurale, en fin de journée.
Je suis le premier assis, en retrait, dans la
grande salle qui nous reçoit. A travers les baies vitrées, la rivière serpente
dans les prairies. Les piles du pont désaffecté se devinent entre les arbres.
La porte s’ouvre : je reconnais avec étonnement et admiration les
personnes qui entrent dans la pièce et rejoignent la table. Quel
aréopage !
Les lumières s’éteignent, un écran de télévision
s’illumine : le visage d’un homme âgé, jovial et chaleureux apparaît.
L’image est mauvaise et le son parfois interrompu. Un délai marque le temps de
réponse et l’interaction avec les personnes présentes semble compliquée.
Comme si la communication exigeait un effort de présence de notre interlocuteur.
"Bonjour, je suis le Père François Brune
et, passé de l’autre côté du miroir en janvier dernier, je pratique pour la
première fois la transcommunication instrumentale avec des vivants plutôt
qu’avec des défunts.
Nous sommes plusieurs ici à nous inquiéter de la
conduite des affaires du monde tout en nous interdisant d’interférer dans
l’usage que les humains font de leur liberté. En vous conviant ici, notre
objectif est de nourrir le futur plutôt que de célébrer la mémoire du présent.
L’escalade des arsenaux militaires entre les
États-Unis et l’Union soviétique a menacé notre planète d’un hiver nucléaire,
d’une destruction massive et réciproque des blocs idéologiques antagonistes. La
chute du communisme d’État a éloigné ce péril, scellant, paraît-il, la ‘‘fin de
l’histoire’’ et la suprématie du capitalisme, faute d’alternative politique
sérieuse.
Cela participe d’un lent processus de
sécularisation de la société (‘‘le désenchantement des images du monde’’)
combiné à un déficit de symbolisation des interactions sociales (‘‘l’épuisement
des ressources de signification’’).
Aujourd’hui, cet appauvrissement de la pensée
vous interdit de décrypter vos ressentis et vous coupe encore plus de vos
racines. Cela alimente des maladies de civilisation et, comme vous le savez,
secrète des pathologies sociales et des conflits identitaires. Populisme
politique et deuil écologique sont les deux faces d’une même fin des temps.
Mais ces symptômes psychiques trahissent aussi
que vos dirigeants politiques vous mentent sur la réalité du monde et
maintiennent des institutions et des organisations malfaisantes pour
l’humanité, considérée comme civilisation autant que comme espèce. Dès lors qu’il
s’agit d’habitabilité de la biosphère, personne ne sait combien de temps durera
l’hiver nucléaire qui vient.
Or iels sont déjà nombreux.ses à s’y préparer,
dans toute la gamme des comportements individuels et/ou privés (survivalistes,
primitivistes, spiritualistes). Ces attitudes de résistance, renonciation ou
renaissance aident à traverser le désert de la transition nécrologique, sans
sombrer dans le désespoir ou l’impuissance.
Elles alimentent aussi la résilience des
sociétés, en amortissant la brutalité de l’effondrement programmé des
infrastructures et des institutions existantes tout en régénérant les réseaux
d’entraide, de solidarité et d’autodéfense qui permettent aux systèmes sociaux
de rebondir.
A défaut, les comportements peuvent aussi
basculer dans la violence, qu’elle soit plébiscitée par les damné.e.s de la
terre pour accélérer l’effondrement de la civilisation thermodynamique au nom
de ‘‘Pachamama’’ (la Terre-Mère en Amérique du Sud) ou revendiquée par
les autorités en place pour éradiquer l’éco-terrorisme ou pour réprimer
l’insurrection des foules face aux mesures de pénurie.
Bref, quel problème politique la crise
écologique soulève-t-elle aujourd’hui ? Il s’agit d’adapter les
institutions démocratiques à la hauteur des enjeux planétaires et d’obtenir
l’adhésion de tous les citoyens du monde (les ‘‘cosmopolites’’) aux mesures
collectives à prendre pour mettre en place un modèle de société universalisable
au regard des limites de la planète.
A défaut de réforme radicale des institutions
démocratiques, les réponses à la catastrophe environnementale et climatique en
cours seront imposées de manière autoritaire. La catastrophe démocratique et
sociale s’ajoutera au déni de la catastrophe écologique.
Quels enseignements pour l’humanité de l’écocide
en cours ? Que devons-nous apprendre de notre démesure et de notre
impuissance dans la catastrophe écologique pour espérer pouvoir reconstruire la
paix sur et avec la Terre ?
Les solutions proposées peuvent perpétuer la
transition nécrologique. C’est le risque politique que nous vous invitons à
discuter pendant cette retraite. Et peut-être à conjurer.
Ma collègue clarifiera tout de suite la
méthode".
L’image du Père François Brune, manifestement
épuisé par son intervention, s’estompe et disparaît de l’écran.
Une membre de notre honorable assemblée, femme
respectable aux cheveux blancs, prend la parole en anglais. Je l'appellerai Hiver.
"La Théorie critique de la société a mis à
jour les bases sociales et historiques de l’exploitation, de l’aliénation et de
la domination, y compris au travers du conditionnement des consciences et de la
fabrication du consentement par les industries culturelles. Je suis réservée
quant aux références psychologiques parfois candides évoquées par le Père
Brune.
Avec la crise climatique, les riches et les
puissants semblent parachever leur liquidation méthodique de la démocratie,
allant même au-delà de ce qu’avait pu imaginer Alexis de Tocqueville en 1835.
Dans De la démocratie en Amérique, il
nous avait pourtant mis en garde contre ce ‘‘pouvoir immense et tutélaire’’, ce
totalitarisme ‘‘absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux’’ qui prenait
soin du bien-être des individus, désinvestis de la sphère publique et
préoccupés par leur seul bonheur privé.
Le capitalisme, comme ordre social, est connu
pour sa capacité intrinsèque à saisir toutes les opportunités et résistances
offertes afin de s’adapter et modeler le monde selon sa logique
fonctionnaliste.
Quelques exemples de greenwashing et de
politique de l’oxymore qui court-circuitent la pensée et paralysent l’action
démocratiques : développement durable, capitalisme vert, géo-ingénierie,
services éco-systémiques, consommation éco-responsable.
A présent, la trahison des oligarchies
politiques et économiques porte sur les conditions matérielles de la sûreté
personnelle : la possibilité même de naître, de venir au monde. Ces
nuances apportées, j’adhère au constat : il est indispensable et urgent de
mettre fin à un régime de gouvernement mondial despotique et corrompu".
La porte de notre salle s’ouvre, l’éclairage
revient et une silhouette fluette nous rejoint. Le visage de cire de la jeune
femme suédoise est presque familier à force d’avoir été vu sur tous les écrans
du monde. C’est aussi un soulagement de rencontrer celle qui a été dépeinte par
les mauvais esprits comme une créature mutante ou un cyborg manipulé par des
puissances occultes.
Greta Thunberg s’adresse à nous en
anglais :
"A notre demande, d’autres groupes
travaillent également ces questions, selon des pratiques spirituelles (comme la
méditation collective) ou des orientations religieuses (comme l’analyse de
textes sacrés). Votre cercle partage l’éthique de la discussion et l’usage
public de la raison afin de conduire la clarification de vos controverses et
l’élaboration de vos recommandations.
Dans quelles conditions serait-il possible de
réhabiter et de cohabiter à l’ombre de Gaïa ?
Nous vous demandons de donner corps à la réclamation morale de ‘‘justice climatique’’ et de rendre effective la revendication politique de ‘’démocratie écologique’’.
Nous avons l’intuition qu’un ‘‘projet de
constitution terrestre’’ – comme manière de s’entendre sur les normes du
vivre-ensemble en tenant compte des limites physiques du monde existant –
pourrait à la fois être acceptable par tou.te.s les intéressé.e.s et réalisable
dans le contexte actuel. Il s’agit d’être ambitieux sur la vision et modeste
dans sa mise en œuvre afin de permettre à chacun·e de se l’approprier où et qui
iel est.
En d’autres termes, le ‘‘projet de constitution
terrestre’’ semble, à nos yeux, la médiation rationnelle entre la ‘‘justice
climatique’’ et la ‘‘démocratie écologique’’ afin de contribuer à un ordre
cosmopolitique, c’est-à-dire compatible avec l’éthique de la terre".
Bâti d’un seul bloc, l’homme-arbre rompt le
silence, avec le ton tranquille de ceux qui déroulent leurs pensées afin
qu’elles infusent lentement dans leur auditoire. Son anglais est pétri de bon
sens pragmatique anglo-saxon autant que de phénoménologie continentale. Je l'appellerai Peau.
"J'adhère
d’abord au souci pressant de contribuer à la santé de la terre en donnant, par
la médiation juridique d’une constitution, une assise pérenne et une force
contraignante à notre conscience écologique.
Ensuite, je suis curieux de découvrir comment
nous éviterons les embûches institutionnelles dans le changement d’échelles,
spatiale et temporelle, de l’éthique de la terre (‘‘Land Ethic’’) à
l’éthique planétaire (‘‘Earth Ethic’’).
Je constate enfin que les sciences humaines et
sociales mettent un siècle pour revoir leur épistémologie et intégrer les
leçons des sciences de la nature. Je m’interroge si notre calendrier
planétaire, et en particulier la perte accélérée de biodiversité, nous offre un
tel délai".
Elle enchaîne immédiatement : méthodique,
attentive, enthousiaste, intense. Je l'appellerai Printemps.
"Le dérèglement climatique et l’urgence
écologique nous invitent à poser le problème au niveau de la philosophie
première, en termes ontologiques : c’est de notre être qu’il s’agit et des
conditions dans lesquelles il doit pouvoir se réaliser.
J’en veux pour preuve par l’absurde le
faux-procès d’antihumanisme fait régulièrement à l’écologisme par les adeptes
d’une vision du monde qui non seulement détruit ses propres conditions symboliques
de régénération spirituelle mais liquide également les conditions physiques de
sa reproduction matérielle (à noter que cette distinction analytique est
elle-même inscrite dans cette épistémè).
Sur le plan théorique de la pensée écologique,
traiter la question ontologique en termes rationnels (c’est-à-dire sans
retomber dans les schémas de pensée métaphysiques) suppose de dépasser
l’individualisme méthodologique, caractéristique de la vision dualiste,
matérialiste et mécaniciste du monde.
Sur le plan pratique de la liberté politique,
l’écueil à contourner est la régression traditionaliste laquelle, sous couvert
de contester le primat libéral du ‘‘Juste’’ (les normes juridiques) sur le
‘‘Bien’’ (les valeurs éthiques), dissout les trajets d’existence individués,
issus de l’évolution et de l’histoire, dans le totalitarisme biosocial. Ce coup
de force antimoderne, cet écofascisme détruit la raison et le droit".
Greta Thunberg acquiesce et poursuit :
"Par les symboles, l’être se réapproprie
son existence différenciée jusqu’à se ressentir à nouveau complet.
En tant qu’individu socialisé, nos rapports au
monde en général sont médiatisés par la communication, qu’elle soit rendue
réflexive sous forme de discours ou qu’elle reste implicite en tant
qu’interaction. Vous et vos collègues philosophes avez fait profession
d’interroger et de décrire ces manières d’être au monde.
De leur côté, nos mondes possibles sont aussi
constitués intersubjectivement : dans mon monde intérieur, ce qui tient
lieu de vérité est décrit selon la personne grammaticale ‘‘Je’’. ‘‘Tu’’ est
privilégié pour investir et comprendre le monde social des personnes. Le monde
objectif des choses et de leurs causalités est décortiqué comme un ‘‘Il’’.
Or si nous sommes des êtres de symboles, comment
faire "Nous" sans régresser en-deçà de la différenciation en
‘‘Je’’, ‘‘Tu’’ et ‘‘Il’’?"
Autant décalée que notre super-héroïne venue du
futur, celle qui enchaîne se présente d’emblée comme sorcière néo-païenne et
activiste altermondialiste. Je l'appellerai Air.
"Vous insistez avec raison sur
l’efficience des symboles : ils matérialisent ce à quoi nous tenons et
nous impliquent dans ce que nous faisons. Depuis la nuit des temps, la magie
comme ‘‘art de changer la conscience à volonté’’ fait appel à cette force
pragmatique des signes. Ce que la physique quantique a validé depuis, sur le
plan épistémologique, en démontrant que l’action de l’observateur est
indissociable du résultat constaté.
Une fois reconnue l’interdépendance ontologique
du sujet et de l’objet de l’observation, la conscience écologique nous invite,
sur le plan éthique, à dire la vérité sur l’état de la planète et à agir comme
si c’était vrai. En faisant ainsi advenir un autre monde possible, cette
attitude performative neutralise la sorcellerie capitaliste selon laquelle ‘‘Il
n’y a pas d’alternative’’ (TINA : ‘‘There Is No Alternative’’) et
conjure les politiques de l’oxymore qui colonisent notre imaginaire".
Greta Thunberg opine et clôture :
"Vous trouverez le déroulé détaillé des 6
jours devant vous. Comme convenu avant votre arrivée, chacun.e interviendra,
dans sa langue maternelle et sur un thème de son choix.
Une discussion ouverte s’en suivra. Des temps libres importants se prêteront aux rencontres informelles ou aux interactions bilatérales.
Vos séances de travail seront rapportées par un
scribe particulier. Lors de leurs retranscriptions, la p.m.aternité de vos
contributions sera attribuée à l’entité avec laquelle vous aurez cohabité
pendant ces 6 jours.
Cette cohabitation illustre à travers quelles
instances l’être se réalise. Je remercie déjà Hiver, Peau, Printemps
et Air pour leurs interventions. Le mot de la fin pour ce soir revient à
Terre".
Éternel adolescent à l’œil malicieux et au
sourire narquois, Terre rebondit :
"Je me réjouis que nous gardions les pieds
sur terre, tout en étant connecté.e.s de manière réflexive à nos racines.
Telle est bien la question pour tenter de
s’orienter en politique : où atterrir, lorsque les élites économiques
mondialisées sont offshores après avoir siphonné toutes nos ressources,
et que nos institutions étatiques nationales ne peuvent plus nous protéger des
calamités ?
Comment le ‘‘projet de constitution terrestre’’
va-t-il succéder à la fin du compromis social-démocrate ‘‘sécurité des
investissements contre paix sociale’’ conclu sur le dos de la ‘‘nature’’ et
garanti par l’État social de marché ?
Première controverse à éclaircir : à qui le
‘‘projet de constitution terrestre’’ est-il destiné ? Et comment sera-t-il
utilisé ? Deuxième problématique : sur quelles bases les
participant.e.s ont-iels été convié.e.s ? Et qui a décliné votre
invitation ?
J’ai l’habitude de récolter les réponses
construites à l’issue de querelles courtoises. Loin de moi d’en faire un
préalable procédurier. Je me réjouis déjà d’y apporter mes propres éléments. Au
travail !".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire